RENTRÉE LITTÉRAIRE. Dans Houris, Kamel Daoud transforme la littérature en un acte de résistance contre les violences faites aux femmes durant la guerre civile algérienne des années 90, période connue sous le nom des « années noires ». À travers le personnage d’Aube, une femme mutilée par les islamistes, l’auteur dénonce l’omerta imposée sur cette période et porte un regard critique sur le patriarcat. Ce troisième roman, à la fois intime et politique, s’impose comme un hommage poignant aux victimes de massacres et de viols, ainsi qu’un appel à un féminisme algérien.
Dans la nuit du 2 au 3 janvier 1998, une terreur indicible s’abat sur les villages de Ramka et Had Chekala, dans la région isolée de Relizane. L’obscurité qui enveloppe ces hameaux devient le théâtre d’une barbarie inimaginable. En l’espace de quelques heures, plus de mille âmes sont arrachées à la vie dans l’un des massacres les plus atroces de cette période sanglante. Des criminels aux longues barbes vêtus de tuniques afghanes, parfois masqués, s’acharnent sans relâche sur les villageois. Leurs exécutions, effroyablement méthodiques (décapitations, mutilations et égorgements), se succèdent dans un rythme infernal. La ville, plongée dans les ténèbres après que les assaillants ont coupé l’électricité, résonne des cris des habitants et des bruits sinistres des exécutions.
Aube : une narratrice mutilée mais résistante
Le personnage d’Aube, Fajr en arabe, héroïne et narratrice du roman, incarne les femmes brisées mais résilientes de ce pays. Victime d’un égorgeur islamiste ayant tranché ses cordes vocales, elle devient muette. Aube a vu ses parents et sa sœur périr lors du massacre de son village à la veille des années 2000, pendant la guerre civile. Vingt ans plus tard, elle vit à Oran, tient un salon de coiffure, arbore une énorme cicatrice sur le cou et se souvient de tout. Dans un monologue intérieur, elle s’adresse à l’enfant auquel elle hésite à donner naissance, en l’appelant “Houri”, terme désignant les vierges promises aux fidèles musulmans au paradis. Cette interaction qui personnifie l’embryon provoque parfois un certain malaise, par exemple lorsque la mère utilise le verbe « tuer » à la place d’ « avorter ». Cependant, il s’agit d’un procédé habile et touchant : Aube ne semble pouvoir transmettre son histoire qu’au sein de sa chair meurtrie, à une oreille qui ne connaît pas encore la parole, mais qui est pourtant déjà le réceptacle de ses tourments.
/https://zone-critique.com/critiques/gael-faye/
Avec la narratrice qui se décrit comme « la véritable trace, le plus solide des indices attestant de tout ce que nous avons vécu en dix ans en Algérie » et à l’aide de récits savamment enchâssés, Kamel Daoud entend lever le tabou et dire cette guerre dont le pays parle peu. Houris fourmille ainsi de descriptions d’événements, de dates et de noms : autant de détails qui font de ce récit un véritable hommage aux victimes. Ce livre s’inscrit dans la lignée des grandes œuvres littéraires qui transcendent leur époque et proposent une voie pour l’avenir. Le récit d’Aube se mue en un puissant témoignage de la condition féminine en Algérie et devient un cri d’émancipation, sa pensée se fait la voix de celles qui ont été réduites au silence.
« Je montre un grand sourire ininterrompu et je suis muette, ou presque. Pour me comprendre, on se penche vers moi très près comme pour partager un secret ou une nuit complice. Il faut s’habituer à mon souffle qui semble toujours être le dernier, à ma présence gênante au début. S’accrocher à mes yeux à la couleur rare, or et vert, comme le paradis. Tu vas presque croire, dans ton ignorance, qu’un homme invisible m’étouffe avec un foulard, mais tu ne dois pas paniquer. Dans la lumière, j’apparais comme une femme de taille élancée, exténuée, à peine vivante, et mon immense sourire figé ajoute au malaise de ceux qui me croisent. Ce sourire, illimité, large, presque dix-sept centimètres, n’a pas bougé depuis plus de vingt ans », narre Aube, qui se débat avec son propre corps et son image, la difficulté de communiquer sa douleur et sa lourde identité. Le sourire, à la fois symbole de résilience et de détresse, devient un puissant motif visuel qui encapsule l’essence de son expérience et de sa condition.
« On nous aime muettes et nues pour le plaisir des hommes en rut »
« Ma petite Houri, que viendrais-tu faire avec une mère comme moi, dans un pays qui ne veut pas de nous, les femmes, ou seulement la nuit ? Je te raconterai tout ce que je peux mais, à un moment, il faudra bien s’arrêter. Je suis un livre dont la fin est la tienne », soliloque lugubrement Aube.
Le cœur de l’intrigue repose sur une question déchirante : doit-elle donner naissance à une fille dans une société qui méprise les femmes ? À travers cette interrogation, Kamel Daoud explore le dilemme de la maternité dans un environnement primitif où la violence sévit. L’oranaise se demande quel destin attend sa fille, quel sort cette enfant subirait en Algérie, et, par extension, quelle est la condition féminine dans les sociétés non démocratiques. Ce questionnement confère au roman une profondeur philosophique et universelle, enracinée dans la réalité algérienne mais résonnant au-delà des frontières. Ici, tout semble suggérer que la plus grande preuve d’amour que cette « mère tueuse », comme elle se décrit elle-même, puisse offrir à son enfant est peut-être de ne pas lui donner la vie.
Le récit d’Aube se mue en un puissant témoignage de la condition féminine en Algérie et devient un cri d’émancipation, sa pensée se fait la voix de celles qui ont été réduites au silence.
Quand chaque mot sculpte la réalité enfouie
La singularité de Houris ne réside pas seulement dans son contenu politico-historique, mais aussi dans sa forme littéraire. Kamel Daoud manie une prose à la fois poétique et percutante pour rendre compte de l’horreur des violences faites aux femmes. À travers son écriture, il transforme l’intimité d’Aube en expérience collective. Ce style raffiné, saturé d’images saisissantes, confère au roman une beauté qui tranche avec la brutalité des événements qu’il décrit.
Houris brise un tabou en Algérie, où la guerre d’indépendance contre la France est souvent glorifiée, tandis que le pays au million et demi de martyrs n’est pas friand des récits des survivants de la Guerre civile (1992 à 2002). Kamel Daoud expose les crimes non punis et la violence systémique subie par les femmes, condamnées à « mourir à chaque instant ». Le texte ne se limite pas à dénoncer des faits tragiques ; il propose une réflexion sur le sort des femmes et sur l’urgence d’un féminisme algérien.
Kamel Daoud, qui a été accusé dans une tribune du Monde signée par divers sociologues, journalistes et historiens de véhiculer « les clichés orientalistes les plus éculés » et d’alimenter « les fantasmes islamophobes d’une partie croissante du public européen », jette ainsi un regard iconoclaste sur la société algérienne contemporaine.
Houris est une œuvre qui, comme Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir en France et en son temps, pourrait bien marquer un tournant dans la manière dont la société algérienne envisage la place des femmes. La métaphore animale que Kamel Daoud utilise, selon laquelle les femmes sont comparées aux bêtes attendant la mort, est une image cruelle. Elle souligne la brutalité d’un système où les femmes, comme les animaux, sont vouées à l’égorgement, victimes d’un ordre implacable et d’une violence sans équivalence.
- Kamel Daoud, Houris, Éditions Gallimard, 2024.
- Photo : © FRANCESCA MANTOVANI/GALLIMARD
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.