Justin Torres

Justin Torres : Les tréfonds de la mémoire

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Douze ans après son premier roman Vie animale, Justin Torres publie son second livre, Blackouts, un étonnant texte hybride qui fouille la mémoire d’une communauté homosexuelle trop longtemps marginalisée.

Justin Torres, Blackouts

« Quand il eut dépassé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre », le fameux carton du film Nosferatu de Murnau (1921) pourrait s’appliquer à l’étrange état dans lequel le narrateur de Blackouts – et son lecteur – semble plonger dès les premières pages de ce texte très singulier. Les fantômes, trop longtemps oubliés, négligés, seront ainsi nombreux. C’est dans le Palais – ce lieu décati en plein milieu du désert américain, que le narrateur finit par rejoindre après un long périple – qu’il les rencontrera. Là, il y retrouve d’abord Juan, mourant, peut-être même déjà mort, seule sa voix comme d’outre-tombe se manifestant dans un ultime souffle de vie. Tous deux se sont connus dix ans auparavant lors d’un séjour en hôpital psychiatrique tandis que le narrateur n’avait que 17 ans, trouvant en Juan, bien plus âgé, une présence rassurante. 

D’une voix l’autre

En reprenant le fil d’un dialogue intergénérationnel, se mêlent ces deux voix digressant dans la nuit. Leurs échanges servent de trame au récit, prenant tour à tour des accents drôles et d’autres plus graves, marqués par les « histoires de putes » du narrateur – telles que les nomme Juan –, mais aussi par des anecdotes troublantes. Cette succession de récits oraux est comme une manière d’échapper à la mort et au néant qui guettent. Les deux personnages y livrent leurs souvenirs respectifs, leurs origines portoricaines, leurs séjours en hôpital psychiatrique, leur homosexualité, leurs histoires d’amour… Mais rapidement c’est un premier fantôme qui s’impose au cœur du texte, celui d’une figure tragiquement oubliée, Jan Gay. Au milieu des années 1930, cette journaliste et activiste lesbienne américaine a recueilli de nombreux témoignages en Europe et à New York de personnes homosexuelles. Elle fut toutefois dépossédée de son travail de recherche lorsque s’est formé un comité ayant abouti à la publication en 1941 de l’étude scientifique Sex Variants qui porta un regard négatif et moralisateur sur son sujet, à l’encontre de la volonté initiale de Jan Gay. 

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Cette histoire bien réelle, dont Juan veut transmettre la trace avant de disparaître, révèle la réalité des communautés homosexuelles dans une période où ceux qui en faisaient partie étaient considérés comme atteints d’une maladie mentale. Blackouts permet de redonner une voix à ces populations longtemps stigmatisées, marginalisées, étouffées, qu’elles soient homosexuelles, pauvres, étrangères. Leurs voix émergent de nouveau auprès des deux personnages à travers les bribes des témoignages recueillis par Jan Gay de ces hommes et de ces femmes qui osaient évoquer librement leur vie et leurs désirs. S’insèrent aussi au milieu du dialogue des pages reproduites d’un exemplaire retrouvé par Juan de Sex Variants, dans lesquelles le texte a été caviardé, formant un étonnant résultat poétique qui semble révéler en filigrane une histoire alternative de ces déviants, faisant apparaître d’autant plus « leur souffrance, leurs espoirs et leur désir ; le jargon idiomatique qu’ils utilisaient » ; cette disparition des mots résonnant par ailleurs avec le fait que « dans cette époque (…) beaucoup de choses restaient à définir. »

Blackouts, Justin Torres

Un texte libre et composite

Toute la force de Blackouts tient de cet entremêlement de l’imaginaire du dispositif narratif et du réel évoqué, où la fiction met en lumière les trous, ce qui a été caché, ce qui s’est effacé avec le temps, comme une mémoire défaillante qu’il faut tenter de raccommoder. Cette tension semble aussi une façon de déjouer la prétendue exactitude objective de la science qui a préféré renier l’apport des travaux de Jan Gay et continuer à considérer l’homosexualité comme une maladie. 

Toute la force de Blackouts tient de cet entremêlement de l’imaginaire du dispositif narratif et du réel évoqué

Tandis que le texte se fait chambre d’écho pour mieux faire entendre cette histoire, s’agglomèrent toutes sortes de matériaux et d’expressions, prônant l’indéfini et la liberté. Le dialogue entre le narrateur et Juan se mue en scénario de films – « C’est quel genre de film ? Un film noir ? Un mélodrame ? Un porno ? Je n’arrive pas à situer. », s’interroge ainsi le narrateur –, ou encore en relecture queer des histoires d’innocents animaux qui peuplent les albums pour enfants signés par Jan Gay et sa compagne illustratrice Zhenya. Blackouts est également parcouru d’images en tous genres : photographies d’archives, dessin, images scientifiques… Celles-ci entrent alors en résonance avec les récits de Juan et du narrateur, et les images mentales qui en naissent. Le fameux Palais se fait finalement immense palais des glaces – tel qu’il en existe dans les fêtes foraines –, où se reflètent les époques, les images, les souvenirs, dans une traversée labyrinthique sans fin, extraite du néant. De quoi rester longtemps hanté par cette mémoire retrouvée.

  • Blackouts de Justin Torres, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laetitia Devaux, éditions de l’Olivier, 336 p., 25,50 €

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