Dans Juno et Legs, son second roman traduit avec grâce par Céline Leroy, Karl Geary met en scène une amitié brûlante, aussi réconfortante que douloureuse dans une Irlande grise et pauvre où les nuits sont trop longues et trop sombres.

« […] la rue semblait plus longue, se déroulant à l’infini dans les deux directions. Tous les vingt mètres environ, des lampadaires attrapaient des grains de pluie brumeuse qui tombaient hors du trait de lumière, vide. »
Les héros qui donnent son nom au livre se rencontrent alors qu’ils ont douze ans à peine – en réalité, ils se côtoient sans vraiment le savoir depuis bien plus longtemps, chacun à son pupitre. Leurs regards se croisent dans cette salle de classe étouffante, où la craie crisse, la règle frappe, les versets du Nouveau Testament tuent. Ils se croisent et s’amarrent l’un à l’autre, ancres jetées dans la tempête. Leurs cœurs ne se quitteront plus, même si la vie et ses flammes leur joueront des tours, les sépareront dans des cris et des nuages de fumée. Juno et Legs apprennent à se connaître sans beaucoup parler, partageant leur désarroi et leur fureur de vivre avec un cynisme désabusé qui devient bientôt leur signature. Face au père et à ses ailes de corbeau, face à la sœur et à sa colère, ils font front, prêts à tout affronter l’un aux côtés de l’autre, jusqu’à la rébellion de trop. Leur rage de vaincre et leur détresse enflamment l’espoir autant que les misères à cause desquelles s’est élevée la mutinerie.
Les coquelicots pousseront toujours, sur le béton ou sur les cahiers de Legs, mauvaise herbe dont le rouge rompt le noir du deuil, de la maladie, des mots manqués et de ceux regrettés.
Des pétales de satin sur le béton
Lorsque s’ouvre le roman, Juno et Legs vivent dans ce que l’auteur désigne comme « le lotissement », pas très loin de Dun Laoghaire, pas très loin de Dublin non plus, d’ailleurs décor de la troisième et dernière partie.
Bientôt, malgré la pudeur, Juno devine que la mère de Legs, veuve, maltraite son fils, le briquant comme elle briquerait un objet : elle veut le faire rutiler et aussi sans doute le débarrasser de ce qu’elle devine enfoui chez lui. Alors elle frotte, amidone, frotte encore, armée d’une brosse à récurer, de bicarbonate de soude et de vinaigre, attirail de combat comme un autre. Les parents de la narratrice, eux, se parlent à peine. Son père dépense au pub les pièces durement gagnées par sa mère, penchée sur sa machine à coudre, une vieille Singer qu’elle chérit comme la prunelle de ses yeux. Les chutes de tissu tombent, recouvrent la moquette de la maison, pluie de « pétales » que l’auteur convoquera ici et là, leitmotiv poétique qui rappelle d’une page à l’autre d’où viennent les deux protagonistes.
Les fleurs et le tissu reviennent au fil des chapitres, chatoyante poussière d’étoiles illuminant la grisaille irlandaise, celle de la foi catholique et de la rancœur, de la fierté et du mépris. Les paupières deviennent « un voile de soie translucide », la bienséance inculquée à coup de règle, du « papier crépon […] froissé » tandis que les « coutures » qui retiennent les émotions bien au chaud dans le cœur de Juno « cèdent » après le tourment de trop. Pour consolation, quand les bras de Legs ne suffisent plus ou se sont dissouts dans la nuit, la narratrice se raccroche aux « rubans roses » dont se pare le ciel au crépuscule, au satin si soyeux sur sa peau nue, à l’ivoire d’une robe, au « parfum incrusté à travers le temps » des vêtements d’une friperie qui la « submerg[e] d’affection », à la broderie désarmante dont elle a soigneusement orné le plus beau costume qui soit. Et puis les coquelicots pousseront toujours, sur le béton ou sur les cahiers de Legs, mauvaise herbe dont le rouge aussi lumineux que les cheveux de Juno rompent le noir du deuil, de la maladie, des mots manqués et de ceux regrettés.
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Ombre et lumière
Les années passent alors que les phrases simples mais renfermant toute la tendresse du monde se suivent – de douze à seize ans, puis plus encore. Les malheurs pleuvent, et très tôt déjà, la mort rôde puis prend son dû, teignant en noir enterrement le blanc crémeux d’une robe de mariée.
« Alors je rentrais à pied, à travers un léger voile de crépuscule ; des miroirs de lumière floue projetée par les lampadaires s’étalaient à mes pieds, et je longeais des intérieurs brillant de mille feux avant que les rideaux ne soient tirés et que le spectacle ne commence. Je traversais le terrain gazonné et bosselé, ma maison plongée dans l’obscurité de l’autre côté. »
Elle annonce ainsi les autres chagrins à venir alors que les années 1980 puis 1990 réservent de bien tristes surprises. Comme son père, Juno boit un peu trop, et Legs aussi. Il faut bien combattre le froid et adoucir les cœurs. Pourtant, l’espoir n’est jamais loin, flammèche à choyer pour que des escarbilles renaissent les couleurs éclatantes d’un feu qui réchauffe et ramène à la vie, pour que des fleurs dansent dans les flammes et leur donnent toutes leurs couleurs.
- Juno et Legs, Karl Geary, traduit par Céline Leroy, Éditions de L’Olivier, 2025.
- Crédits photo : ©Aleksandra Modrzejewska.
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