Dans Le passé est ma saison préférée, Julia Kerninon abandonne un temps la fiction pour se consacrer à un personnage néanmoins hautement romanesque : la collectionneuse d’art et autrice Gertrude Stein. Un plaidoyer littéraire et féministe flamboyant, qui donne envie d’écrire et de (re)lire ses classiques.
Il est des figures dont on pense tout savoir : Gertrude Stein en fait partie. Personnalité flamboyante du Paris artistique du xxe siècle, amie de Matisse, Picasso, Braque, meilleure ennemie d’Hemingway, icône lesbienne, cette Américaine excentrique aux faux-airs parisiens à su construire un empire, avec l’aide précieuse de sa compagne Alice B. Toklas.
Oui mais. Si le nom de Stein résonne dans le monde de l’art, il se fait bien plus discret en littérature. C’est là qu’intervient la faille, dans laquelle Julia Kerninon s’engouffre avec gourmandise : si les écrits de Stein sont aujourd’hui publiés, leur réception contemporaine a été tardive, jalonnée d’échecs et de jalousies. Quoi de mieux pour construire un mythe ? En raison de thèmes ou style trop complexes, réflexions trop avant-gardistes, celle qui a toujours voulu être célèbre voit ses écrits refusés ou édités de manière confidentielle, et commence à collectionner les œuvres d’art comme un passe-temps, ce qui deviendra son métier.
Pour Julia Kerninon, se joue dans ces refus le fait que : « Stein écrit sa légende, et celle-ci diffère de la légende masculine de l’artiste, ténébreux, violent, égoïste. Son regard se porte ailleurs. » Notamment sur le style. Et la société dans laquelle elle vit n’est pas prête pour ça. À l’exception de deux textes : L’Autobiographie d’Alice B. Toklas, et le poème « Sacred Emily », qui connaissent le succès.
Une autobiographie trompeuse
En effet, l’autrice a une cinquantaine d’années quand paraît L’Autobiographie d’Alice B. Toklas, qui n’a d’autobiographique que le titre, puisque Stein utilise le nom de sa compagne pour raconter sa propre histoire, s’autorisant enfin à être pleinement elle-même dans l’écriture puisque protégée par un masque. « La raison pour laquelle L’Autobiographie d’Alice B. Toklas est un chef-d’œuvre est la même que pour tous les chefs-d’œuvre : c’est la première fois que Stein réussit à faire chanter ses obsessions, à être elle-même à bon escient, à réunir tout ce qui l’anime, ce qui la constitue, et à se faire comprendre d’un public plus large. »
Le texte, fourmillant de détails sur la vie artistique parisienne, avec des traits d’esprits caractéristiques de Stein, connaît un tel succès qu’elle finit par admettre qu’elle l’a écrit, et se libère de son complexe, devenant pleinement une écrivaine en ayant écrit sa propre légende.
Écriture de soi : portraits croisés
Mais alors, pourquoi Stein, et quel lien avec l’œuvre de Julia Kerninon ?
L’enfance. Et plus précisément, le poème « Sacred Emily » duquel est tiré le vers « Rose is a rose is a rose » évoqué par la mère de l’autrice dès son plus jeune âge. Ou plutôt, l’envie d’écrire depuis l’enfance, la machine à écrire offerte à Julia Kerninon pour ses cinq ans, et les lectures voraces de Stein entre l’Amérique et l’Europe. Et l’une prenant l’autre comme modèle. Julia Kerninon précise même que : « Dès le début, Gertrude Stein a été là, flottant au-dessus de mon enfance à cause […] de la librairie Shakespeare & Company où ma mère m’emmenait comme en voyage, et dont je savais confusément que la fondatrice, Sylvia Beach, avait été une contemporaine de Stein. »
Julia Kerninon autorise voire convoque la désobéissance des femmes dans l’écriture.
Ainsi la figure de Stein, à la fois mentor et modèle, est le prétexte parfait pour permettre à Julia Kerninon d’entamer une réflexion sur l’écriture sous forme de portrait croisé. Ses obsessions littéraires se mêlent à celles de Stein, notamment autour de l’écriture de soi et du rapport au passé. Elle en analyse l’aspect transgressif : « Stein cherche à comprendre le passé, à le relater, à s’en porter témoin, mais aussi à s’en ressaisir, à le faire sien. Et c’est sans doute une des premières fois où une femme ose faire ça : décrire un monde qui tourne autour d’elle, un monde où elle est considérable, majeure, capable. Du fond obscur du passé où elle a été rejetée, elle nous parle […] avec autorité. »
En effet, Stein se réapproprie sa propre histoire, elle se replace au centre du récit, et ainsi se positionne en tant qu’autrice et personnage principal de sa vie après avoir été l’élément secondaire de celles des autres. Le lecteur apprend notamment que Picasso ou Hemingway ont voulu l’en empêcher, qu’elle a été moquée, incomprise, mais que désormais, tout cela appartient au passé. Or, c’est précisément la démarche que Julia Kerninon propose dans ses textes. Elle donne vie à des figures de femmes complexes, multiples et montre que plusieurs identités les composent. Elles sont à la fois l’autrice et la mère, à la fois l’enfant et la femme, etc. En déroulant les différents fils narratifs de leurs histoires, on en vient à comprendre la complexité de leurs vies, et donc, de leurs choix (voir Liv Maria, L’Iconoclaste, 2020).
A book is a book is a book!
Ainsi, le livre opère comme un grand dialogue, stylistique, métaphorique, politique, et on éprouve une joie sans pareille à lire ce texte qui fourmille de détails, de références, de réflexions depuis l’acte d’écrire jusqu’à la traduction. En articulant de manière chronologique sa vie artistique à celle de Gertrude Stein, leurs questionnements sur la place des femmes en littérature, leurs interrogations sur la création autobiographique, Julia Kerninon tisse des capillarités entre leurs deux destins, montrant que toutes ces réflexions sont redondantes dans la carrière de chaque femme artiste qui cherche à être vue et reconnue par ses pairs. Peut-on être femme et artiste ? Cela doit-il qualifier notre art ? sont des questions qui sont posées ici.
Les autrices sont en train de modifier les structures romanesques pour les remodeler selon leurs désirs.
En effet, les doutes de Gertrude Stein il y a un siècle sont les siens aujourd’hui face à sa table de travail. Tout se répond, stylistiquement, Julia Kerninon va même jusqu’à commencer chaque chapitre par la phrase qui venait clore le précédent. Au milieu de cette véritable déclaration d’amour à la littérature, les lecteurs et lectrices retrouvent Sylvia Plath, Sally Rooney ou encore Thomas Bernhard. Ils et elles sont invités à interroger leurs visions du monde littéraire, à repenser la forme, et le fond. C’est d’ailleurs la conclusion principale de Julia Kerninon, et l’apport le plus concret qu’elle fait de son étude de Stein : les autrices sont en train de modifier les structures romanesques pour les remodeler selon leurs désirs. Par exemple, en s’affranchissant des barrières entre les différents genres littéraires, ou en faisant de sujets perçus comme banals de véritables motifs littéraires.
« J’ai compris que si l’entrée croissante des femmes en littérature avait déjà commencé à modifier le sujet des livres, elle allait bientôt venir bouleverser leur structure, l’idée même de ce que nous reconnaissons comme étant un roman. Les fictions […] vont être chamarrées de textes racontant la complexité, le sensible, le futur. Esthétiquement, le passé m’enchante, mais politiquement, il est mon pire ennemi. Je rêve de le révoquer, de l’enfermer à double tour et de partir sans me retourner. Que plus rien ne soit plus jamais comme ça a été. On se lève, on prend son manteau et on part. »
Se lever, se casser, et écrire autrement
Dès lors, le plus grand cadeau de ce petit livre, outre l’analyse passionnante de la vie de Stein et les références savoureuses au monde littéraire, reste sa dimension de plaidoyer, voire de manifeste pour toute une nouvelle génération d’autrices. En détricotant les mythes qui restreignent l’écriture et les mécanismes du succès, en analysant la manière dont la langue permet de s’émanciper, et surtout en montrant combien Stein s’est restreinte toute sa vie, Julia Kerninon autorise voire convoque la désobéissance des femmes dans l’écriture :
« Quand on y pense, en tant que femmes, l’obéissance ne nous a jamais beaucoup réussi. Bien sûr, transgresser comporte des risques, mais au besoin, nous pouvons ruser. […] Je crois à l’incertitude, à ce qui est mystérieux, ambigu, hybride, et je crois que c’est cette histoire qu’il faudrait raconter, c’est cette histoire que j’attends. »
Alors écrivons des textes hybrides, mystérieux, ambigus, incertains. Et rappelons-nous que : « Peut-être que pour nous comprendre pleinement, nous devons d’abord nous accepter comme fictions. »
Fake it until you make it!
- Le passé est ma saison préférée, Julia Kerninon, Éditions Julliard, 2024.
- Crédits photo : © Charlotte Krebs
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