Joy Sorman

Joy Sorman : La vie au tribunal

Crédit photo : Pascal Ito © Flammarion

Joy Sorman plonge dans le quotidien de la justice en investissant, dans son nouveau roman Le Témoin, le Tribunal de Paris. À travers le personnage de Bart, se déploie une observation de la justice française d’aujourd’hui qui révèle ce qu’elle raconte de la société. 

Joy Sorman

Depuis plusieurs années, Joy Sorman mène un travail documentaire d’enquête et d’observation des lieux et sujets au cœur d’enjeux sociaux. Après s’être installée gare du Nord (Paris Gare du Nord, 2011), documenté les logements insalubres (L’Inhabitable, 2011), recueillir la parole dans un hôpital psychiatrique (À la folie, 2021), c’est cette fois à la justice qu’elle s’intéresse avec son nouveau livre Le Témoin. L’autrice a ainsi suivi pendant plusieurs mois les différentes audiences ayant lieu au Tribunal de Paris, immense bâtiment inauguré en 2018 porte de Clichy. C’est toutefois la forme du roman qu’elle adopte à travers une hybridation de la fiction et de l’approche documentaire. 

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Alors que se sont tenus ces dernières années des procès historiques pour tenter de réparer l’extrême violence, et dont des écrivains ont témoigné – d’Emmanuel Carrère sur le procès des attentats du 13 novembre 2015 (V13) à Yannick Haenel sur celui des attentats des Charlie Hebdo (Janvier 2015, le Procès), le tribunal a récemment été un lieu qui a inspiré la fiction – autant littéraire que cinématographique – comme moyen notamment de raconter les fractures qui parsèment la société française. C’est dans cette tendance que s’inscrit le nouveau livre de Joy Sorman. En utilisant un personnage de fiction par lequel s’observe l’action de la justice, sa réalité quotidienne est approchée à travers une subjectivité qui exprime un ressenti vis-à-vis de celle-ci mais ouvre aussi à une réflexion plus rêveuse sur le réel – comme l’autrice a pu le faire avec ses romans Sciences de la vie (2017) ou Comme une bête (2012) – se détachant d’une recherche plus objective et exhaustive du travail documentaire. 

Au cœur du tribunal

Il faut dire qu’il faudrait probablement plusieurs tomes pour faire le tour autant de la question que de ce gigantesque labyrinthe de salles d’audience dans lequel pénètre le protagoniste du roman. Celui-ci est un homme sans particularité, entre deux âges, du genre à passer inaperçu. Bart, c’est son nom (en référence au Bartleby d’Herman Melville) décide de fuir la ville pour s’installer au cœur du tribunal. Il ne se contente pas d’y passer ses journées à suivre méthodiquement les diverses audiences, mais décide aussi d’y vivre clandestinement la nuit, trouvant une cachette qui lui permet de ne jamais quitter ce sanctuaire de la justice, qu’il semble même hanter. Installant une véritable routine, chaque matin, il se dirige vers une nouvelle salle d’audience, prêt à observer, avec curiosité et empathie, cette justice autant que la société de ses semblables, ce « modèle réduit du peuple » confronté aux magistrats. 

Très vite, s’impose aussi le constat d’un tribunal s’appliquant davantage à faire l’injustice que la justice

Du pénal aux assises en passant par les affaires familiales ou le terrorisme, la narration suit Bart dans le quotidien de la justice, décrivant ce qui se joue, en cherchant à comprendre avec lui ce qui se dit, ou ne se dit pas, et en brossant le tribunal comme chambre d’écho de drames plus ou moins visibles. Très vite, s’impose aussi le constat d’un tribunal s’appliquant davantage à faire l’injustice que la justice, particulièrement dans le cadre des petits délits qui font les journées, brutales et effrénées, des comparutions immédiates. Celles-ci donnent à voir pour Bart ce qui relève de « la lutte des classes » entre les magistrats et les prévenus, révélant « une loi qui n’est pas faite pour tous ». Résultat aussi d’une justice qui, par une trop grande propension à la répression, semble faire face à ses propres limites et défaillances, se condamnant elle-même : « Bart aura le sentiment que l’air harassé avec lequel la peine est prononcée est celui d’un juge qui sait que ces condamnations à l’emporte-pièce sont inefficaces, aveugles, finalement sans objet, qu’elles tombent mécaniquement, non parce qu’elles seraient justes, pertinentes, efficaces, mais parce qu’il faut dire quelque chose ». La justice semble avoir perdu tout sens par rapport à la société en ne parvenant plus à la réguler et s’approche de son allure la plus arbitraire, monstrueuse et absurde telle que décrite dans La Colonie pénitentiaire de Kafka. 

L’injustice du langage

Ce « quelque chose » qu’il faut dire l’est trop souvent dans un jargon technique qui en trahit le caractère injuste  : « Bart a déjà compris, et finalement, accepté, que les juges objectivent abusivement leurs décisions dans une langue juridique qui les dispense de reconnaître la part intime de leurs aversions sociales ». Un constat, là encore, fait à plusieurs reprises, qui poursuit le portrait d’une justice trop fermée sur elle-même, comme incapable de ne jouer autre chose qu’une partition caricaturale face à une société à laquelle elle ne sait plus parler. Ainsi, les procès paraissent se jouer sans les prévenus, qui n’y assistent que de manière passive, devenant eux-mêmes témoins, ne comprenant pas tout ce qui se joue, mais qui savent, résignés, la peine qui les attend. C’est dans ce rapport au langage, cette attention portée aux expressions de chacun, que la littérature semble prendre toute sa place pour montrer la fracture sociale et espérer une justice plus à même de la réduire. 

  • Joy Sorman, Le Témoin, éd. Flammarion, 288 p., 21 €

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