Joy Majdalani, dramaturge des relations

RENTRÉE LITTÉRAIRE. Après avoir dépeint dans Le Goût des garçons les émois de l’adolescence, Joy Majdalani s’attache à décrire dans Jessica seule dans une chambre les années qui séparent la fin des études du tournant de la trentaine.

 Au début du livre et de cette période de la vie, Jessica « seule dans une chambre », contemple la nuit d’Halloween, et se morfond d’être seule malgré sa beauté, ainsi que son talent et son goût d’en jouer. Miroir inversé des anti-héros houellebecquiens, Jessica se sent capable d’attirer n’importe quel homme – et notamment ses exs que, s’ils ne la dégoûtaient pas, elle pourrait siffler d’un simple message. Désespérée de sa solitude et accablée de sollicitudes, comme un enfant ne sachant où donner de la tête dans un magasin de bonbons, elle choisit, « par hasard », parmi la foule des prétendants que mettent à sa disposition les applications de rencontres, Justin. Après avoir méprisé ce trentenaire un peu gauche et avoir prétexté un achat de cigarettes pour s’enfuir, elle fait, sans vraiment savoir pourquoi – la retranscription de ses atermoiements est particulièrement réussie – demi-tour. Puis elle laisse cet homme la courtiser, ou l’attire dans ses filets – sans doute les deux à la fois. Toujours sans vraiment savoir pourquoi : tout ce qu’elle sait, c’est que désormais elle le veut.

Mais, rapidement, Jessica apprend l’existence de « Petit Cœur », c’est-à-dire Louise, l’ex petite amie de Justin qui, pour sa part et comme ce dernier, se trouve de l’autre côté de cette période initiatique dans laquelle Jessica est en train de se lancer.

Une comédie humaine

On appréciera, par exemple, la description des mécaniques, des compromis et des non-dits du groupe d’amis de Justin et Louise

La première partie du livre décrit alternativement le groupe d’amis qui s’était formé autour de Justin et Louise, la manière dont Jessica rentre dans la vie du premier, et la façon dont la seconde et cette dernière apprennent l’existence l’une de l’autre. Si l’intrigue centrale qui mêle les deux femmes permet dans une seconde partie quelques situations – une en particulier – savoureuses, elle prend rapidement un tour peu commun.

A la manière des romans de Jane Austen, ce mélodrame aux traits accusés est en fin de compte à la fois moins saisissant et moins touchant que les portraits ironiques et les observations latérales d’une tendresse sans concession. Joy Majdalani nous captive moins par la relation étrange qu’elle fait naître entre ces deux femmes qui ont aimé à des moments différents un même homme que par la description d’éléments beaucoup plus banals, mais donc plus universels. De plus, on regrette un peu de voir les deux femmes incarner deux types aussi marqués, accordés qui plus est avec leurs âges respectifs : car si Jessica est plus sensuelle et plus irresponsable que Louise car plus jeune, on devine que la seconde l’était moins que la première au même âge.

On appréciera, par exemple, la description des mécaniques, des compromis et des non-dits du groupe d’amis de Justin et Louise ; et notamment la manière dont la rupture de ces deux-là reconfigure totalement les rapports au sein de ce groupe, quand bien même nous vivons à une époque qui prétend rejeter toute vision statutaire du couple. Ainsi, après sa rupture, Louise constate que « le statut qu’elle venait d’abandonner lui avait assuré certains privilèges […] ses opinions avaient plus de poids lorsqu’elle disposait de deux voix pour les faire entendre. Justin et elle avaient officié comme un couple royal. ». Ainsi, lorsque sa meilleure amie Maud annonce ses fiançailles, elle pousse le manque de respect à son égard jusqu’à ne la prévenir que noyée dans l’ensemble du groupe – qui est désormais sa Cour. En outre, le livre présente une Louise qui a accordé davantage d’importance à sa carrière que son ex-compagnon Justin : l’hypergamie sociale féminine semble révolue… bien que Louise eût fini par quitter ce Justin qui la tirait vers le bas, elle qui « s’ennuyait et méritait mieux ». D’ailleurs, lorsque les choses ne se passent pas comme prévu et que la destinée brillante qu’elle s’imaginait à New York s’écroule, Louise tente de revenir vers Justin : seulement, entre-temps, Jessica est passée par là.

Les personnages rappellent souvent ceux du Songe d’une nuit d’été : ils s’aiment sans le savoir (comme Justin et Louise lorsqu’ils étaient encore amis), aiment en le sachant mais sans savoir pourquoi (Jessica avec Justin), sont possédés par le désir mimétique, forgent des illusions qui finissent par les guider davantage que la réalité, etc. ; car, comme l’écrivait Shakespeare, « l’amour ne voit pas avec les yeux, mais avec l’imagination. » Rien n’est simple, tout apparaît vaporeux : et pourtant, ce nuage d’illusions mène effectivement si ce n’est le monde, du moins ce roman.

« Le sexe est un art de la scène »

Un roman à lire sur le désir, l’amour, l’amitié, et l’antichambre de l’âge adulte.

Il est un autre aspect que Joy Majdalani explore avec talent et pour lequel la référence théâtrale est particulièrement adaptée : la sexualité. Annonçons d’emblée que les amateurs de perversions à la Bataille ou d’exhibitionnisme glauque à la Houellebecq seront déçus : Joy Madjalani a bien compris qu’il n’y avait plus rien de subversif à parler de sexe, et plus rien d’anticonformiste à imprimer le mot commençant par un B. Elle se contente de décrire nûment la réalité tout en gardant des intentions esthétiques : on l’en remercie. Et on la remercie plus encore de cette bonne distance qu’elle a su trouver, à la fois crue lorsque la chose l’est, et éloignée du facile refuge dans la vulgarité.

Mais revenons au théâtre : car, comme l’indique le titre d’un chapitre, « le sexe est un art de la scène ». Art de la scène dans lequel Jessica s’enorgueillit d’exceller ; mais non par altruisme : « Jessica donnait par égoïsme. Elle n’avait pas besoin de remerciements. Son salaire : le regard de reconnaissance, d’adoration, d’effroi face aux supplices qu’elle s’imposait elle-même pour le plaisir. » Ainsi se plie-t-elle aux fantasmes masculins pour dominer ses amants : qui domine qui, dans ces conditions ? Et la question se trouble d’autant plus au regard de la place qu’occupe l’industrie pornographique dans la forgerie de ces fantasmes qu’exécute Jessica. Comme pour l’amour, bien malin est celui qui isolera une cause unique, un responsable univoque, un sentiment ou un désir qui ne fût point un alliage de pulsions internes, d’interactions avec l’autre et de l’influence des pairs, de la société, de l’époque, de la technique, etc.

Un roman intimiste, mais qui prend l’intimité non comme l’occasion d’un dévoilement faussement novateur, mais plutôt comme le nœud des passions les plus principielles, matricielles, archaïques de nos contemporains ; une plume vive, élégante souvent, crue quand il le faut, et capable d’une tendre ironie ; une juste distance, sans exhibitionnisme ni fausse pudeur, sans cruauté mais sans concession. Un roman à lire sur le désir, l’amour, l’amitié, et l’antichambre de l’âge adulte.

  • Joy Majdalani, Jessica seule dans une chambre, Grasset, 2024.
  • © JF PAGA

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