Les audacieuses éditions du Gospel, dont on attend désormais chaque parution, a sorti en cette fin d’année 2024 un roman déroutant, La maison du diable, de l’auteur américain John Darnielle. Déroutant car labyrinthique, indéfinissable, s’amusant avec son lecteur, se dévoilant progressivement sans lésiner sur les fausses pistes. Un roman, en somme, qui dissimule davantage qu’il ne montre.

Pour commencer, il conviendrait de dire tout ce que n’est pas cette Maison du diable : il n’est ni un thriller, ni un roman policier dans le genre true crime, ni un roman fantastique ou d’épouvante. S’attendre à trouver tous ces éléments dans ce roman précipiterait son lecteur au-devant de grandes désillusions. Pour le rassurer, on pourrait dire que le livre effleure chacun des genres que je viens de citer, en s’amusant avec leurs codes, pour mettre à jour le mécanisme de création – sans pour autant, bien évidemment, être un livre purement théorique ou méta-littéraire. S’il peut paraître déroutant, c’est précisément parce que ce roman est inclassable, et le lecteur doit très vite déposer les armes et se laisser aller ; qu’il se rassure, les dizaines de fils qu’il tirera au fur et à mesure de sa lecture finiront par former un tout fascinant.
Le sensationnalisme factice
L’histoire est celle de Gage Chandler, écrivain spécialisé dans le true crime qui, pour les besoins de son nouveau projet, achète et s’installe dans une maison qui fut le théâtre d’un crime particulièrement sanglant et abominable. Deux personnes ont été assassinées de façon sauvage et brutale par des lycéens adorateurs de quelque rituel sataniste. Les évènements se sont déroulés à Milpitas, un petit patelin non loin de San Francisco, où Gage Chandler a grandi et où, dans les années soixante-dix, un autre meurtre sordide a eu lieu, cette fois-ci impliquant une professeure et deux de ses élèves. Professeure qui, pour complaire au sensationnalisme des faits divers, a été renommée la Sorcière de Moro Bay.
Le lecteur fait donc face à deux histoires sur lesquelles Gage Chandler enquête et écrit. Le roman s’amuse à entremêler les deux faits divers, non pour relever les marques du Mal logeant en chacun de nous (la Sorcière d’un côté, le Diable de l’autre), non pour souligner le réflexe des citoyens lambda à recourir à l’explication surnaturelle, diabolique, lorsqu’ils sont incapables de comprendre les dérives des cerveaux dérangés, mais bien pour dénoncer les accusations faciles, les rumeurs, et la façon dont les journalistes et écrivains de faits divers modifient le réel pour vendre quelques papiers ou quelques livres de plus.
Car c’est bien là le thème majeur de ce roman, le véritable sujet de la Maison du diable. Et il faut longtemps s’accrocher pour le toucher du doigt.
« Tout était vrai, excepté les gens »
« Que se passe-t-il lorsqu’on raconte une histoire impliquant des personnes réelles ? Qu’arrive-t-il à l’histoire, qu’arrive-t-il au narrateur, qu’arrive-t-il à ces personnes ? » Présente à l’orée du dernier tiers du livre, cette phrase éclaire toute la lecture. Oui, on pourrait s’amuser à essayer de créer des liens entre toutes les affaires évoquées, en prenant soin de ne pas se perdre dans les détours et les labyrinthes brillamment mis en place par l’auteur. Oui on pourrait louer les différents partis pris stylistiques de John Darnielle – plusieurs narrateurs, plusieurs interlocuteurs, plusieurs styles littéraires avec, en point d’orgue, cette cinquantaine de pages écrites comme un roman médiéval, respectant même une typographie particulière (semblant tomber comme un cheveu sur la soupe, ce récit de chevalier vengeur fait pourtant écho à certains délires qui occupent l’esprit des occupants de la maison du diable). Mais le véritable éblouissement, ce qui fait de ce roman un livre marquant, découle de cette phrase, de cette réflexion : tout livre de true crime met en scène – peut-être même contre la volonté de l’auteur – des archétypes, des personnages caricaturés qui s’éloignent de ce qu’ils sont réellement. Cette facilité narrative, au service d’un lecteur qui veut rapidement savoir où il met les pieds pour au plus vite mesurer l’horreur du fait divers, relègue au second plan le vécu réel de ces personnes dont on raconte la vie : « C’était le problème avec mon livre, disiez-vous. Tout était vrai, excepté les gens, qui ne pouvaient posséder qu’une seule facette parce que j’avais une histoire à raconter, mais l’histoire dépassait ce cadre et les gens étaient réels. »
Tout livre de true crime met en scène des archétypes, des personnages caricaturés qui s’éloignent de ce qu’ils sont réellement.
Il ne s’agit pas seulement d’une réflexion sur un genre littéraire, ni une critique, en creux, des auteurs qui le pratiquent. C’eût été là une réflexion intéressante mais John Darnielle ne s’est pas contenté de cela pour finir son roman. Non, car dès que ces vérités sont lâchées, voilà que le roman bascule du tout au tout : tous les faits qu’on nous avait présentés comme irréfutables sont remis en cause, si brutalement que le doute nous embrouille délicieusement. N’étions-nous jusqu’à présent que dans le compte rendu des faits, implacables et vérifiables, ou bien étions-nous déjà dans le cerveau de l’écrivain Gage Chandler, dans son interprétation, sa mise en scène, ses accommodements, enjolivant un détail pour nous faire adhérer à sa vision de l’histoire ? Au fil de ses enquêtes a-t-il réellement décrit les faits ou bien n’a-t-il pas perdu le fil à mesure qu’il inventait des évènements, des noms, des personnages, des vies ?
Et la réussite de ce roman, le coup de génie de Darnielle, est de forcer son lecteur à reprendre toute sa lecture une fois qu’il l’a achevé pour traquer le moment où son narrateur bascule. Le lecteur, alors, est prisonnier dans une boucle infernale. Quelle sensation merveilleuse d’être ainsi coincé dans une toile si diabolique !
- John Darnielle, La maison du Diable, Éditions Le Gospel, 2024, 450 p.
- Crédits photo : © Lalitree Darnielle.
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