Dans Vivre tout bas, Jeanne Benameur compose un roman sur la douleur, celle de l’absence qui se transforme en une lente et patiente reconquête de l’être. Porté par une écriture épurée, l’ouvrage explore le poids des liens invisibles, la puissance des gestes anodins et la capacité de l’écriture à transcender le silence. Ce texte sonde alors la signification de ce que procure le fait d’habiter le monde après la perte.

La protagoniste, dont le nom est à peine mentionné, s’isole dans une maison surplombant la mer. Elle y vit une retraite volontaire, dictée autant par la nécessité de se défaire du poids des regards que par un besoin de redéfinir son rapport à la vie. Cette femme, qui porte en elle la perte de son fils, observe chaque jour le paysage avec une attention qui traduit à la fois sa douleur et son émerveillement. Le cadre est donc presque une extension de son intériorité : « Sur terre, on ne peut pas se perdre. On ne fait que des traversées mesurées à l’empan de ses pas ». La marche, la contemplation des pierres, des falaises ou de la mer ne sont pas des distractions, mais des formes de réappropriation de son corps et de son espace mental. La solitude de cette femme n’est ni fuite ni refuge : elle est un état d’être, une manière de creuser, lentement, le silence laissé par la disparition de l’enfant.
Dans ce dialogue entre le corps et le paysage, l’eau joue un rôle central. La mer, vaste et mouvante, devient une métaphore de son désir de se dissoudre tout en continuant à exister. « Entrer dans l’eau. Sentir l’air. Sentir combien il est léger et dense à la fois quand il touche l’eau ». Ce passage traduit la tension entre la pesanteur de la mémoire et l’allègement fugitif du corps flottant.
La mémoire et ses empreintes
Le roman explore avec une subtilité remarquable la manière dont la mémoire façonne l’existence. L’enfant perdu n’est jamais nommé, mais il habite chaque geste, chaque pensée. « Depuis qu’il était sorti de son ventre, il ne la regardait pas comme un enfant regarde sa mère ». Cette relation, marquée par une distance étrange et irréductible, définit à la fois l’intensité de son deuil et la complexité de son attachement.
Le souvenir de l’enfant est ancré dans des objets et des rituels simples, comme lorsqu’elle dessine son visage sur sa tunique : « Dans le creux du tissu, la présence et l’absence dos à dos se confondent ». Ce geste, qui pourrait sembler anodin, est un acte de résistance contre l’effacement. Il montre que la mémoire est une manière de continuer à faire exister les absents.
Cette tension culmine dans une scène d’une intensité bouleversante, où la femme, face à la mort imminente de son fils, tente de lui insuffler la vie : « Elle poussait son souffle hors d’elle pour qu’il aille pénétrer la poitrine de son enfant et lui redonne la vie ». Cette tentative désespérée, qui échoue, symbolise l’impossible deuil d’une mère, son refus instinctif de se résigner à la perte.
La solitude de cette femme n’est ni fuite ni refuge : elle est un état d’être, une manière de creuser, lentement, le silence laissé par la disparition de l’enfant.
L’écriture comme espace de renaissance
L’écriture, à la fois comme pratique et comme acte existentiel, est centrale. Dans sa jeunesse, la femme avait appris à écrire en secret, défiant les interdits de son époque. Aujourd’hui, ce savoir devient un moyen de reconstruire un lien avec le monde : « Elle écrit. Ses mots ne racontent rien. Ce sont des mots pour le monde qui la visite et qu’elle ne connaît pas ». L’écriture n’est pas ici qu’un exutoire car elle permet de donner forme à ce qui échappe, d’embrasser les douleurs muettes du monde. Dans une clairière, entourée d’oliviers, la femme écrit pour des enfants qu’elle imagine errants dans les ruines de leurs maisons. « Les mots ont un pouvoir immense. Ils voyagent et protègent ». Ces phrases témoignent de la foi profonde accordée à la littérature, moyen de résistance face au chaos.
L’écriture est aussi un espace de partage. Lorsque la protagoniste décide d’écrire un poème sur une pierre pour une enfant du village, elle scelle un lien entre sa propre solitude et l’avenir. « Elle trace les signes du bout effilé d’un roseau qu’elle a taillé ». Ce geste marque une transition essentielle : elle écrit pour transmettre quelque chose à une autre génération.
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Jean et l’enfant : des figures de l’altérité
Si le roman est centré sur le cheminement intérieur de la femme, il s’enrichit de deux personnages clés : Jean, un compagnon fidèle et une enfant du village. Jean incarne une présence bienveillante et respectueuse, capable d’offrir un soutien sans jamais imposer. « Jean a toujours su compter les pas de la bonne distance ». Ce personnage, discret et indispensable, reflète une forme d’amour non possessif, fondé sur la compréhension mutuelle. Mais c’est la rencontre avec l’enfant qui marque un véritable tournant. L’apparition de cette fillette, qui rit malgré le poids qu’elle porte, bouleverse la femme : « Le rire qu’elle cherchait, il atteint son oreille. C’est celui d’une enfant ». Ce moment, décrit avec une économie de mots remarquable, est pourtant une fissure dans le silence du deuil, surtout que la chaleur de l’enfant, blottie contre elle, ravive des sensations qu’elle croyait perdues. « La chaleur du petit corps blotti contre sa cuisse l’occupe tout entière ». Ce contact physique symbolique marque une réouverture à l’altérité, une possibilité de se reconnecter au monde par des gestes simples.
Jeanne Benameur mêle richesse et subtilité en un mélange exquis : les pages découlent de cette réunion entre douleur et beauté.
Les métaphores du renouveau
Le roman est traversé de métaphores qui enrichissent sa profondeur ; les cailloux, omniprésents, incarnent la mémoire et les traces laissées par le passage des êtres. « Elle garde les cailloux dans ses poches. Parfois, elle les lance en l’air et les suit du regard quand ils tombent ». Ce rituel, apparemment banal, traduit un besoin de matérialiser l’éphémère. Les oiseaux, eux, symbolisent la liberté et l’harmonie collective. « Les oiseaux savent cela. Ils savent s’attendre pour partir ensemble ». Cette observation inspire à la femme une forme de sérénité : elle comprend que le monde continue, même au-delà des pertes individuelles qui semblent toujours, pour l’être en peine, bouleverser le monde entier.
Dans Vivre tout bas, Jeanne Benameur mêle richesse et subtilité en un mélange exquis : les pages découlent de cette réunion entre douleur et beauté. La perte, elle, n’est jamais minimisée, mais laisse place à la possibilité d’un renouveau, notamment grâce à l’écriture, le contact humain et la relation au paysage, moyens de réapprendre à vivre, doucement, tout bas.
- Vivre tout bas, Jeanne Benameur, Éditions Actes Sud, 2024.
- Crédits photo : ©Guillaume Bourain.
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