Ce nouveau livre de Jean-Claude Michéa est dans la droite ligne de ses précédents, qu’il prolonge sans pour autant les répéter. La même culture et le même humour, les mêmes leçons, les mêmes forces – et les mêmes limites – s’y retrouvent, enrichies de la vie rurale que, depuis quelques années, l’ancien montpelliérain a adoptée.
Six ans après son dernier livre, Jean-Claude Michéa est de retour ; et, comme entre chacun de ses ouvrages, il a tout autant élargi qu’approfondi sa pensée.
Ce nouvel opus est à la fois une bonne introduction et une belle actualisation de sa pensée, tirant notamment les enseignements de ses années de résidence dans un petit patelin des Landes, « à dix kilomètres du premier commerce et à vingt kilomètres du premier feu rouge ». Le lecteur accoutumé de ce disciple d’Orwell ne sera pas dépaysé : le livre offre une critique vive et érudite du capitalisme saisi comme « fait social total ». L’auteur l’attaque sur tous les fronts, dessinant par touches impressionnistes – par notes et par « notes de notes » – une pensée qui embrasse l’ensemble du réel sans l’enserrer dans un carcan trop anguleux et rigide. Le néophyte y trouvera pour sa part une bonne porte d’entrée, justement par cet impressionnisme qui ne l’indisposera pas de front avec de lourdes définitions et de pesantes démonstrations, mais le promènera au contraire dans des parages historiques et sociologiques variés – sans oublier de savoureuses moqueries à l’encontre des classes urbaines mondialisées.
Les intellectuels, maladie urbaine du socialisme
La phrase des Misérables : « Regardez à travers le peuple et vous apercevrez la vérité » pourrait résumer tout un pan de la pensée de Jean-Claude Michéa. Nul anti-intellectualisme de sa part – l’érudition déployée en est la meilleure preuve –, mais une méfiance profonde, héritée d’Orwell, à l’encontre des élucubrations idéologiques que permet l’éloignement des réalités matérielles de la petite bourgeoisie intellectuelle – et urbaine. Et le thème de la trahison de la révolution populaire par les intellectuels, qu’il défend depuis longtemps, a trouvé sa confirmation dans le dévoiement du mouvement des Gilets jaunes – sur lequel il revient à juste titre. La comparaison entre, d’une part, l’écologisme hors-sol et caricaturalement idiot d’EELV et, d’autre part, le bon sens écologique des paysans qui vivent trop au contact de la nature pour avoir le loisir de la fantasmer, fait mouche.
On appréciera la critique de l’absurde américanisation de la gauche française.
L’on trouvera à l’encontre des classes dites « intellectuelles » – quoique pas vraiment intelligentes et plus vraiment cultivées – nombre de ces pages d’ironie cruelle qui donnent leur saveur aux livres de Michéa. On appréciera en particulier la critique de l’absurde américanisation de la gauche française, ou encore la définition du « néoféminisme libéral » contemporain comme le féminisme « de celles qui se sentent plus égales que les autres femmes ». On s’intéressera plus encore à son analyse de l’écriture inclusive comme un enrégimentement du langage par la technostructure (la fameuse novlangue), contre la vitalité de la langue qui naît à la rencontre du parler quotidien et du style exigeant des grands écrivains.
La ville come nouveau péché originel
Mais l’on retrouvera également les limites de cette pensée qui, pour vaste et immensément cultivée qu’elle soit, comporte néanmoins quelques angles morts.
Tout d’abord, et quand bien même le spectacle quotidien de nos dites élites tend à l’avaliser, son manichéisme dans l’opposition entre peuple et élites, mais plus encore entre ruraux et urbains, semble parfois manquer un peu de finesse – quid, notamment, du tout sauf négligeable « périurbain » ?
L’on reconnaîtra sans mal que la common decency est une réalité, et que quelqu’un vivant avec 800 euros par mois et sans aucun service public – comme nombre des nouveaux voisins de Michéa – n’a guère le luxe de s’offrir les croyances absurdes que cultivent les moutons de centre-ville. Cependant, l’on en vient parfois à se demander s’il ne suffit pas de vivre à la campagne pour avoir raison, et de vivre en ville pour avoir tort ; et l’on se souvient que Michéa, ayant pourtant vécu presque toute sa vie à Montpellier, y pensait déjà beaucoup de ce qu’il pense maintenant. Visiblement, il avait réussi à y comprendre deux ou trois choses sensées, malgré son mode de vie métropolitain que – et on le comprend – il rejette désormais en bloc.
Une utopie enracinée mais désarmée
Surtout, son anarchisme conservateur – lui aussi hérité d’Orwell – se heurte à un réel problème : celui de la puissance politique. Car refuser toute technostructure, c’est se condamner au mieux à la guérilla, au pire à être exploité par ceux qui maîtrisent les techniques avancées de notre monde complexe. L’absence de toute réflexion d’ampleur sur ce qu’il conviendrait de faire de l’Etat frappe, livre après livre. Or, même si l’apocalypse écologique que semble imaginer Michéa pour l’avenir venait à nous frapper, il ne fait aucun doute que ce sont les structures politiques organisées qui s’en sortiront le mieux : pas des structures mondialisées, mais des entités d’une certaine taille, car nous ne reviendrons pas à l’époque des tribus ou de la féodalité.
Noam Chomsky avait expliqué lors d’une interview qu’au fond la politique ne l’intéressait pas, et que seule la linguistique lui procurait un réel plaisir intellectuel : cependant, afin de s’assurer du maintien des conditions sociales qui lui permettent d’étudier la linguistique, il avait dû se résoudre à s’intéresser à la politique. En vertu de la même logique – et quand bien même l’on retiendra la vigilance absolue qu’il convient de garder à l’endroit de toute récupération des mouvements populaires par la petite bourgeoisie –, on invitera l’anarchiste qui n’aime pas l’Etat – et on le comprend – à s’y intéresser de près, afin de s’assurer qu’aucune structure politique hostile ne vienne empêcher sa communauté de vivre tranquillement.
Pour paraphraser Trotski : si vous ne vous intéressez pas à la politique institutionnelle, la politique institutionnelle s’intéressera à vous.
- Jean-Claude Michéa, Extension du domaine du capital, Albin Michel, 2023
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