On n’avait pas vu Walter Salles depuis le médiocre On the Road en 2012. Plus de dix ans après, il reçoit le prix du scénario à Venise pour Je suis toujours là, l’adaptation du roman Ainda Estou Aqui de l’écrivain brésilien Marcelo Rubens Paiva paru en 2015. Geste thérapeutique, nécessaire, courageux ? Si cette saga familiale convoque un puissant imaginaire romanesque, le didactisme d’un film trop long et trop sentimental neutralise la portée politique de ce qui aurait pu être une grande œuvre.

Il fait bon vivre chez les Paiva : une ribambelle de gosses, un petit chien bavard, une nounou bienveillante et des parents fantasques habitent une immense demeure bourgeoise en face de la mer à Rio. Un matin de l’année 1971, le patriarche, ancien député travailliste est arrêté par l’armée sans explications. Sous la dictature militaire, tout le monde connaît le sort réservé aux « disparus ».
Les happy few ne sont pas épargnés par la répression. Aux portes des villas cossues qui bordent la plage, des voitures immobilisées surveillent les allées et venues de la famille Paiva. Le temps de l’insouciance politique touche à sa fin pour l’upper class brésilienne. Walter Salles mise sur son actrice, Fernanda Torres, pour poser le problème de l’héroïsation tardive alors que l’Histoire est déjà en marche. De gentille femme au foyer et mère aimante, Eunice se transforme en sainte des causes désespérées lorsqu’elle entame une carrière d’avocate pour faire éclater la vérité sur l’enlèvement et l’assassinat de son mari. La romantisation fonctionne à plein régime grâce à une structure narrative binaire : il y a l’avant, baigné de lumière dorée et sur un air de bossa qui rythme les jeux des enfants ; et l’après dans une São Paulo bétonnée, la mère besogneuse à son bureau, les traits tirés et les cheveux grisonnants, assistée dans sa vie quotidienne par ses cadets aux mines tristes. À cette grossière opposition s’ajoutent d’innombrables signes de nostalgie : de la Super 8 qu’embarque Vera, la fille aînée, pour garder la mémoire enchantée de la famille, aux reproductions des photos qu’il faut trier, en passant par les images signées Adrian Teijido qui traite chaque plan comme un souvenir aux couleurs chatoyantes.
Si cette saga familiale convoque un puissant imaginaire romanesque, le didactisme d’un film trop long et trop sentimental neutralise sa portée politique.
Héroïne d’occasion ?
L’impossible héritage de la dictature était déjà au cœur du dernier mélo d’Almodovar, Madres Paralelas, sorti en 2021. La mise en bière des défunts permet de recouvrer la mémoire et d’identifier les tortionnaires : au Brésil, 20 000 opposants politiques sont concernés, les responsables n’ayant jamais été inculpés grâce à une loi d’amnistie en 1979 qui leur a évité tout procès. Dans un pays où la dictature militaire fait l’objet de plaisanteries chez les membres du gouvernement (un vice-président qui ironise sur la torture en 2022), le cinéma répond à un devoir de mémoire. C’est sans doute l’ambition de Walter Salles dans la mesure où il choisit d’adapter les mémoires à succès du fils Paiva tout en brossant le portrait d’une justicière politique. Malgré la noblesse de ses intentions, il n’évite pas l’écueil de la niaiserie liée à la gravité du contexte. La catastrophe est annoncée par une série d’incidents dès la lente exposition du bonheur familial : un contrôle de police musclé, le passage des tanks sur la promenade au bord de mer, les journaux télévisés qui évoquent sans cesse l’enquête acharnée sur la disparition des ambassadeurs par des activistes de gauche. Lorsque Rubens monte dans la voiture des officiers de l’armée, nous savons comme Eunice qu’il ne reviendra pas. Pourquoi donc, en dépit d’une panoplie impressionnante d’effets mélodramatiques, la sauce ne prend-t-elle pas ? Non seulement Walter Salles est toujours là mais il ne veut pas s’en aller et achever son film, dont il retarde le dénouement à deux reprises, comme s’il était impossible de clore le dossier Paiva. Les activités d’Eunice après la disparition de son mari sont le sujet de la troisième partie du film, après le chaos provoqué par la disparition, dans les années 1990. La dimension procédurale est censée garantir la vérité historique du récit et nous faire prendre conscience de sa nécessité politique. C’est dans sa coda larmoyante que Je suis toujours là perd tout son intérêt : Eunice est atteinte d’Alzheimer, les années 2000 sont celles de la redémocratisation sur les décombres de la Junte Militaire. La vieille dame contemple les images de sa victoire à la télévision : les parias d’hier sont les icônes d’aujourd’hui. Walter Salles ajoute en guise de pièce justificative les photos des vrais membres de la famille Paiva. C’est pourtant là qu’il touchait juste, dans la saisie d’un bonheur familial fugace, en huis clos, derrière les hauts murs de la maison, au milieu des rires et des chants. Loin, bien loin du bruit des bottes.
- Je suis toujours là, un film de Walter Salles, avec Fernanda Montenegro, Fernanda Torres, Selton Mello, en salles le 31 janvier.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.