Jamal Ouazzani est connu pour son podcast Jins, dans lequel il interroge la sexualité des personnes arabes et musulmanes sous un prisme féministe. Dans son premier essai, Amour – Révolutionner l’amour grâce à la sagesse arabe et/ou musulmane, ce jeune homme franco-marocain repense l’amour sous ses multiples formes à travers son propre vécu d’homme musulman féministe vivant en France. Mais peut-on définir clairement ce qu’est l’amour ?

Pour Jamal Ouazzani, l’amour n’est pas uniquement un sentiment interpersonnel, un lien fraternel, parental, amical ou amoureux, car « si on uniformise l’amour pour qu’il soit univoque, réduit à un seul sentiment, à une seule manière de le vivre, alors on le tue ». L’amour n’est donc pas à comprendre comme un sentiment mais bien comme un concept qui lie des nations entières. L’amour est, pour l’auteur, l’élément clef de la bonne entente entre humains, mais surtout de la fin de l’emprise des groupes dominants – le groupe des hommes – sur les groupes dominés – les minorités de genre et sexuelles.
L’amour, une notion féministe
Cette domination, comme le souligne l’auteur, est principalement due à une misogynie intrinsèque à de nombreuses sociétés et religions, qui entraîne la comparaison de tout individu qui ne fait pas partie du groupe dominant, à une femme. Cette domination du groupe « homme » sur tous les autres, maintenu par le patriarcat, est transmise de génération en génération par l’éducation des jeunes garçons, « c’est la transition du père au pire ». En effet, « le corps du garçon est déjà le haut lieu d’un transfert de représentations ». Cette prise de position est d’autant plus intéressante qu’elle est écrite par un homme, qui a lui-même pu recevoir ce transfert, porter en lui les représentations du patriarcat, mais également subir ses effets sous d’autres formes. Il a donc questionné, puis appris de ces pratiques pour pouvoir regarder le monde avec un œil nouveau, inclusif, critique.
L’amour n’est donc pas à comprendre comme un sentiment mais bien comme un concept qui lie des nations entières.
« Oui, moi Jamal, jeune homme franco-marocain musulman, je veux participer à la riposte féministe, et oser parler d’amour ». Alors que l’auteur prend le parti, pouvant sembler risqué de parler sous l’égide du féminisme, des violences et discriminations que peuvent subir les femmes et les minorités de genre et sexuelles, il le fait en tant qu’homme. En cela, il ne parle ni pour, ni à la place de ces minorités mais leur prête sa voix, en espérant ainsi transmettre à davantage de personnes, les connaissances qu’il a acquises.
L’amour et la violence
Malheureusement, cette domination est toujours accompagnée d’une forme de violence, visant à conserver l’ordre préétabli. En cela, bien comprendre l’amour et son enjeu est primordial : « L’amour n’est pas la guerre, l’amour c’est retrouver la paix ». L’amour peut contrer les violences, les discriminations, les préjugés, et laisser libre toute personne. Quand on ne cherchera plus à imposer, à contrôler ou encore à dicter, que l’amour deviendra le principal vecteur des relations sociales, chacun.e pourra enfin vivre comme iel l’entend. Pour l’instant, les violences portées par des normes sociales engendrent le mal-être, la tristesse, la solitude. Le jeune auteur le souligne notamment lorsqu’il fait référence aux minorités de genre et sexuelles, dans l’Islam ou même en France : « 79% des personnes Trans en France ont été victimes d’agressions verbales ou physiques ». Ce chiffre, bien trop élevé, ne représente pourtant qu’une infime partie de toutes les violences que les membres de la communauté LGBTQIA+ peuvent subir au quotidien en France.
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L’amour de Dieu et l’amour pour Dieu
Dans l’Islam, le genre occupe une place particulière tant il définit la place de l’individu. La religion est donc un point de départ intéressant pour discuter d’amour, d’inclusivité, et de dépassement des préjugés, en tant qu’elle est construite autour d’un amour reçu par Dieu, tout en imposant des normes de genre parfois violentes, comme le souligne l’auteur lorsqu’il explique qu’il revient à l’homme de tuer le mouton lors de l’Aïd pour prouver sa masculinité et être accepté parmi ses congénères. L’auteur n’hésite pas à donner son avis sur cela à l’aide d’un vocabulaire et d’une mise en page, proche de l’oralité : « Il n’y a pas de monsieur Islam qui nous dit quoi croire… Il a bon dos, celui-ci ! ». De fait, l’amour fait partie intégrante de l’Islam, mais il faut également pouvoir s’affranchir des règles qui semblent avoir été imposées par ses pratiquants, et qui permettent une transmission de la masculinité hégémonique. « La masculinité est vécue comme une déconnexion de leur moi affectif. […] Les garçons violentés psychologiquement ou brutalisés deviennent à leur tour des bourreaux. » Malheureusement, ces sujets, aussi intéressants et pertinents qu’ils soient, sont parfois mal reliés au concept d’amour. En effet, l’amour selon la définition de Jamal Ouazzani est si large qu’il est possible d’y insérer un grand nombre de critiques sociales. Toutefois cela entraîne parfois un manque de cohésion à la fin des chapitres, entre le thème de l’amour et le sujet du chapitre.
L’invisibilisation de la domination
Ces violences sont par ailleurs renforcées lorsque l’individu fait partie de plusieurs groupes minoritaires à la fois, c’est ce que l’on nomme l’intersectionnalité. Ce terme, théorisé par Kimberlé Crenshaw et repris dans cet ouvrage, signifie simplement qu’une femme noire subira davantage de discriminations qu’une femme blanche. Il en est de même pour une femme trans ou un homme gay et musulman en France. En effet, les oppressions s’additionnent, rendant certaines personnes bien plus vulnérables que d’autres. De même, au sein de l’Islam, les personnes homosexuelles ou transgenres ne seront pas acceptées, voire seront plus communément rejetées, que dans d’autres communautés.
Pour Jamal Ouazzani, la religion doit plutôt être synonyme d’amour, à recevoir, à donner et à partager. Il déplore alors les violences perpétrées au nom des religions mais s’en prend également à la domination raciale. La France, pays aux lois et à la gouvernance universaliste, ne permet pas de mettre en avant les minorités ethno-raciales, sous gouverne d’une laïcité mal placée. Cependant, cela renforce la croyance que la norme est la « blanchité » et que les personnes de couleur en sont exclues.
Pour Jamal Ouazzani, la religion doit plutôt être synonyme d’amour, à recevoir, à donner et à partager.
En somme, Jamal Ouazzani plante la graine d’un amour que certains qualifieront de fraternité, d’autres de cohésion. Cet amour ne doit pas se comprendre selon son sens positif mais bien à travers ses antonymes tels que la haine ou la guerre : l’amour est tout ce que ces mots ne sont pas. Ce n’est donc que lorsque « les hommes choisiront le pouvoir de l’amour plutôt que l’amour du pouvoir » que les populations, les groupes, les individus, pourront réellement vivre en harmonie, que les groupes dominés pourront passer « d’êtres en vie à des êtres vivants », libres de leurs choix.
- Amour – Révolutionner l’amour grâce à la sagesse arabe et/ou musulmane, Jamal Ouazzani, éditions Leduc « société », 2024.
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