Céline Bagault

Céline Bagault : un deuil en suspens

Pendant six ans, Céline Bagault a vécu avec l’absence de son père, disparu sans laisser de traces après avoir fui son Ehpad. Dans Ici commence mon père, elle raconte l’attente infinie, l’espoir ténu, puis l’annonce brutale de la découverte d’un corps. Mais la fin du mystère n’efface pas les années de vide. Grâce à une écriture diaphane, elle explore le deuil sans certitude, la mémoire qui vacille et l’amour qui survit à l’absence. Un premier roman bouleversant sur la perte et le temps suspendu.

Lorsque son père, atteint de la maladie d’Alzheimer, s’échappe de l’Ehpad qui l’hébergeait, c’est un vide immense qui s’installe. L’homme s’évanouit dans la nature, sans laisser de traces. Pendant six ans, sa fille vit avec cette absence suspendue, cette disparition sans conclusion, qui laisse la douleur béante et l’imaginaire en alerte permanente. Puis un jour, un appel de la gendarmerie vient clore le mystère : un corps a été retrouvé, accompagné d’objets personnels. C’est lui.

« Je reconnais ce silence, son épaisseur, sa consistance inhabituelle, mais il est trop tard pour m’y soustraire. Je cherche des yeux un objet, un livre, un talisman qui pourrait me protéger de ce qu’elle se prépare à me dire. Je ne trouve rien, alors je m’assois sur le tapis de jonc pour stabiliser mon corps sur un sol qui ne va pas tarder à trembler. Poumons pleins, les mots tombent. On a retrouvé le corps de ton père. Trois mots saillants entrent dans ma tête par effraction. Corps. Père. Retrouvé », raconte la Parisienne.

Mais la découverte du corps ne répare pas l’absence. Elle ne change rien à l’histoire d’une disparition. Céline Bagault s’attache ici à explorer ce temps suspendu, ce « jamais » qui a duré six ans et dont la fin ne signifie pas la réparation. Car on ne refait pas le chemin à l’envers, on ne rebouche pas la faille béante d’un être perdu.

Un deuil sans corps, un récit sans repères

Le récit se construit autour d’une absence. Absence du père, d’abord, mais aussi absence de repères, de certitudes. Comment faire son deuil d’un disparu dont on ignore le sort ? Comment ne pas sombrer dans l’attente, la projection, l’espoir insensé de le retrouver un jour, quelque part, vivant ? Céline Bagault restitue cette errance intérieure avec une puissance saisissante.

« Je pense qu’il a fini de disparaître. Qu’il a cessé d’imposer ses dernières volontés d’air, de vent, de balade la nuit sous les étoiles. Qu’il a terminé de faire la nique à la mort. Il s’est fait rattraper par le col, comme un écolier. Une certitude. Je ne dirai plus “on n’a jamais retrouvé son corps”. Jamais a désormais une fin, le 20 février 2019, date officielle de son décès, date de la découverte des restes de mon père ».

Son écriture, à la fois précise et flottante, épouse cette incertitude. Les phrases sont parfois courtes, tranchantes, comme pour dire l’urgence d’un ressenti. D’autres fois, elles s’étirent, creusent la douleur, reviennent en arrière. Bagault use du « flashback » comme si elle refusait d’accepter la linéarité du temps.

Ce roman capte les oscillations du deuil, ses emballements et ses accalmies, ses fulgurances et ses épuisements.

Un portrait du père tout en nuances

Loin d’idéaliser son père, Céline Bagault en dresse un portrait en clair-obscur. Atteint d’Alzheimer, il est déjà, au quotidien, un homme qui échappe. Il oublie, il se perd, il confond. Il croit voir le mariage de sa fille dans une simple tenue blanche. Il vit dans une temporalité disloquée, éternaliste.

Mais avant la maladie, il était déjà un homme à part. Un homme singulier, dont la narratrice décrit les bizarreries et les absences. Ce n’est pas un père classique, solide et rassurant, c’est un homme dont il faut s’accommoder, dont il faut accepter la part insaisissable. L’autrice ne l’idolâtre pas, mais elle le raconte à l’aide d’une tendresse pudique, une émotion retenue qui rend son évocation d’autant plus touchante.

« Les pères des autres sont forts, jeunes et sûrs d’eux. Pour vivre avec le mien il faut être maligne, ou endurante à la peine », témoigne l’autrice.

Un roman aux allures de brèches

Si Ici commence mon père est un récit profondément intime, il touche à quelque chose de plus vaste : la disparition des êtres chers, le vieillissement, la solitude des anciens dans une société qui les relègue aux marges. Céline Bagault évoque avec force la question des Ehpad, ces lieux d’abandon déguisés en protection. Elle rappelle comment, pendant la pandémie, les plus âgés ont été sacrifiés, laissés seuls face à la mort.

Son roman est aussi une réflexion sur le deuil et sur la façon dont nous vivons avec l’absence. Il interroge ce qui reste d’un être lorsqu’il s’efface peu à peu, comment sa mémoire continue d’habiter ceux qui l’ont aimé. Il dit l’impossibilité de combler le vide, l’échec des cérémonies à apporter une véritable consolation. Ce livre explore avec justesse la culpabilité qui ronge ceux qui restent, cette sensation d’en avoir trop fait ou pas assez, d’avoir manqué un signe, une occasion.

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Céline Bagault réussit à mettre en mots l’indicible. Son texte, par moments brut, par moments d’une délicatesse infinie, évite toute sensiblerie. Il capte les oscillations du deuil, ses emballements et ses accalmies, ses fulgurances et ses épuisements.

« M’arrêter brusquement dans un couloir du métro et réaliser que je ne sais pas quelle ligne prendre, que je ne m’oriente pas, qu’il manque la fermeté du sol sous mes pieds. Alors je me demande, inquiète, si ce sont les signes avant-coureurs de la maladie. Si c’est une malédiction sur plusieurs générations », confie Bagault.

  • Ici commence mon père, Céline Bagault, Éditions de l’Olivier, février 2025.
  • Crédit photo : ©Patrice Normand.

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