Pierre Mari : Sauve qui peut la vie 

Avec Guerroyant, un récit intense resserré sur une centaine de pages d’une grande  délicatesse, Pierre Mari offre à un ami décédé le seul tombeau qui lui soit digne : celui de la  littérature. Saluons les Editions Sans escale pour avoir ménagé une place à ce livre dans notre  “bibliodiversité” saturée de polluants : c’est parfois dans les couches souterraines de notre  paysage littéraire qu’on y respire le mieux. 

C’est pendant l’hiver 2011 que j’ai découvert Pierre Mari. L’écrivain publiait sur le site Stalker,  sous le titre Ni souffle, ni étreinte, la critique de Limonov d’Emmanuel Carrère, livre que je venais  de passer une semaine à dévorer dans ma petite mansarde glaciale d’étudiant fauché. Pour une fois que j’avais apprécié un roman contemporain, voilà qu’un malotru venait torpiller méthodiquement  mon plaisir à grands coups d’arguments (quelle idée) dont je fus obligé, à mon corps défendant, de  reconnaître la clairvoyance et la subtilité. Marre ! Mais cette nuit-là, emmitouflé dans mon peignoir  de bain, je fus bien obligé d’intégrer Pierre Mari dans ma galaxie personnelle – qui compte à ce jour  bien peu d’étoiles – des « gens avec qui j’ai plaisir à être en désaccord ». 

Au sujet de Limonov, « ne pas avoir serré son sujet de près » constituait une faute rédhibitoire.  Quelque temps plus tard, pour Le Royaume cette fois (POL, 2014, de nouveau dévoré, apprécié…  puis torpillé par le même gus), il était reproché à Carrère de ne pas avoir su honorer l’une de ses  promesses narratives : prendre son sujet « en tenaille ». 

Abordez votre Pierre Mari par n’importe quel côté, que ce soit ses essais (En pays défaitContrecoeur), ses (trop rares) entretiens vidéos, ou ses romans (pas lus, mais je suis sûr d’avoir  quand même raison), il sera toujours question d’étreindre, de tenir une position, d’embrasser large,  de prendre à bras le corps, de serrer de près, bref : tout le contraire du lâcher prise que promeut  bêtement notre époque lénifiante jamais avarde de mauvais conseils (puisqu’on ne sait jamais  précisément à quoi chacun s’accroche pour ne pas sombrer). 

Faire durer l’ivresse de l’empoignade 

A la différence près cette fois-ci – et c’est là ce qui rend Guerroyant si bouleversant – que c’est un  ami emporté par la maladie que le “narrateur” (appelons-le comme ça, pour ne pas lever le voile de  pudeur qui recouvre délicatement le récit) ne veut pas lâcher : Puisque je te tiens, comme jamais 

sans doute je ne t’ai tenu, autorise-moi à te garder encore un peu. A m’accrocher comme un lutteur.  A tenter quelques dernières prises, et à faire durer l’ivresse de l’empoignade.  

Simplicité de la situation : le narrateur se rend aux obsèques de cet ami dont on ne connaîtra pas  le nom (peu importe : cet ami en particulier n’est autre que notre ami en général : celui dont on ne  peut imaginer la perte ou se souvenir de la disparition sans avoir le coeur qui tremble). Le frère du  défunt lui a demandé de prononcer un discours. Mais comme aucune cérémonie funéraire n’est  jamais capable de se hisser à la hauteur du moment, qu’une église n’offre aujourd’hui plus aucun  espace de recueillement véritable, même en soi, c’est par le biais d’un livre qu’il pourra [s]e  confronter avec [s]a mort, et obtenir enfin le tête à tête que ne viendra troubler aucun protocole :  C’était ma vie devant ta vie. Et rien qui s’interpose. 

Nouer des alliances avec une poignée de semblables 

Plutôt que d’embarquer le lecteur comme il est éditorialement d’usage, Pierre Mari met  intelligemment de côté celui-ci en ne s’adressant qu’à l’autre directement : les Dis-moi si je me  trompe, corrige-moi si je parle à ta place dispersés tout au long du texte laissent à penser que la  mort n’a pas suffi à rompre le lien (ou “l’alliance”) noué pendant leurs années d’hypokhâgne, et que  le dialogue avec ce “frère en complication” et leurs combats communs se poursuivraient désormais  différemment, autre part. 

De cet ami au tempérament bravache et fuyant (Tu embrassais large, tu étreignais loin, tu te  moquais royalement de laisser inconquises des parcelles entières de territoire – moi, je me suis  toujours battu avec des points invisibles au regard commun, voué à ne pas avancer d’un pouce tant  que je ne leur avais pas fait un sort) nous savons finalement assez peu de choses si ce n’est les  raisons de l’amitié qu’il lui porte : le marqueur indélébile de l’Algérie, d’abord, et une volonté  chevillée au corps de vivre intensément sa vie, que ce soit par l’intermédiaire de l’écriture pour l’un,  ou par celui des femmes ou d’autres drogues pour l’autre, voilà qui suffit, à peu de choses près, à  solidifier une relation pour longtemps. 

Son parcours sinueux et ponctué de longues périodes d’absence est esquissé seulement ; ce n’est  pas la question. A mon sens, la question de ce livre est l’une des seules qui, fondamentalement,  devraient nous occuper tous : comment vivre décemment en ayant rivée à l’esprit l’idée d’une mort  prochaine ; autrement dit, comment emplir notre existence afin de lui donner une épaisseur de telle façon que, par l’intensité même que nous lui donnons, nous rendions grâce chaque instant au simple  fait d’être en vie. 

Mais trêve d’explication de texte. La consigne est simple : lisez ce livre.

Le salut par les mots 

Mais trêve d’explication de texte. La consigne est simple : lisez ce livre. Peu importe la raison  pour laquelle vous l’aurez entre les mains : l’élégance de la couverture, la singularité du titre (on  pourrait rédiger 5000 signes sur ce participe présent), la beauté de la langue, soit le plaisir de  renouer avec ces textes purs qui ne comportent ni fautes de goût, ni approximations, ni points  faibles, ni lourdeurs, autrement dit une rareté. 

Mais vous le lirez surtout en pensant à vos proches, disparus ou non, en vous disant forcément –  puisqu’il ne peut en être autrement quand vous refermerez Guerroyant – que vous auriez rêvé d’avoir pu trouver des mots aussi justes pour s’adresser à eux, le moment venu. 

C’est précisément parce que je ne saurai jamais trouver les miens que je dédie aujourd’hui cette  modeste chronique à Mary M. Rench, avec qui, depuis ce 24 juillet 2024, le dialogue se poursuivra  désormais différemment, autre part.

  • Guerroyant, Pierre Mari, Sans Escale, Juin 2024

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