Gabrielle Massat

Gabrielle Massat : affronter la bestialité 

Quelles sont nos bêtes contemporaines ? Telle est la question posée par Gracier la bête en filigrane de son intrigue qui tente de creuser les zones d’ombre qui façonnent l’existence d’individus broyés par leurs contradictions, leurs erreurs et leurs fantômes. Sous le prisme du roman noir, l’œuvre dissèque la violence sous toutes ses formes : institutionnelle, sociale, personnelle. Culpabilité, hantise du passé, quête de rédemption, autant de spectres qui s’entrechoquent aux dures réalités du quotidien et érodent chaque tentative de réparation.

Till Aquilina, éducateur spécialisé dans un foyer pour adolescents en difficulté, se retrouve englouti dans une spirale d’obsession et de culpabilité après l’accident d’Audrey, une jeune placée dont il portait la responsabilité. Miné par le remords, il ne peut s’empêcher de relier cet événement à un de ses épisodes de violence : « C’est moi qui ai disjoncté, grinçai-je. C’est parce que je l’ai fracassée contre un mur qu’elle s’est tirée »​. La narration, à la première personne, épouse son regard lucide et désabusé, oscillant entre introspection brutale et investigation compulsive. La disparition de Patricia Marty, mère d’Audrey, devient le point de fixation de ses angoisses, un prisme à travers lequel il revisite ses propres échecs et confronte les défaillances du système de protection de l’enfance. Le récit dévoile avec précision et engagement l’impasse institutionnelle incarnée par la Villa des Prunelliers, lieu d’enfermement plus que de refuge, où les éducateurs tentent de contenir l’incontrôlable en reproduisant des schémas délétères. Les découvertes survenues pendant l’enquête de la disparition de Patricia confrontent Till à ses propres fractures, à une rage latente qui menace d’exploser. Alors, pris dans cet engrenage oppressant, il avance sans certitude, cherchant dans cette enquête désespérée une forme de réparation, tout en étant rattrapé par l’évidence de l’irréparable.

L’écriture imprime un vertige sensoriel, installant une tension constante entre l’homme et son environnement. « Un fouissement dans mon dos attira mon attention. Je me retournai. Un jeune chevreuil venait d’émerger de la forêt. Il se figea au milieu du jardin en nous apercevant – pauvre proie habituée à l’agrainage, incapable de craindre les hommes, même si l’un d’eux était armé d’un fusil »​. Cette apparition, fugace mais chargée de signification, s’inscrit dans le paysage mental du personnage, incarnant un sentiment d’alerte permanent. Et l’animal, figé dans l’instant, évoque l’impuissance et l’habituation au danger, un écho aux jeunes du foyer, pris au piège d’un système qui ne les protège qu’en apparence. De fait, les éléments du décor influent sur la perception de Till, reflet insidieux de ses angoisses : la forêt qui enserre la Villa des Prunelliers ne cesse d’étendre son emprise, transformant l’espace en une prison mouvante, façonnée par l’échec et l’obsession. Le récit restitue donc cette atmosphère de tension latente, pendant que les bruissements de la nature, en toile de fond, semblent résonner avec les tourments du protagoniste. 

Le regard critique porté sur ce microcosme dépasse la simple dénonciation d’un système à bout de souffle pour révéler une mécanique implacable : chacun tente de survivre avec ses propres armes.

La culpabilité, venin insidieux, ombre tenace

Till est effectivement confronté à une culpabilité qui le ronge, cristallisée dans son comportement envers Audrey, une adolescente fugueuse qu’il n’a pas su protéger. Son monologue intérieur témoigne d’une conscience lucide de ses propres failles, mélange d’ironie et de résignation : « J’avais quelques qualités. Pas beaucoup – j’étais par exemple plutôt loyal, bon cuisinier et, soyons magnanimes, pas totalement idiot. »​ Cette autodérision masque mal un sentiment de dévaluation personnelle, un mécanisme de défense face à l’échec systémique auquel il est confronté. La violence qu’il inflige à Audrey avant sa fugue marque un point de non-retour : l’homme qui se voulait protecteur devient agresseur, incapable de contenir sa propre rage.

Le roman n’est pas limité au portrait d’un individu en crise ; il interroge également les structures institutionnelles qui renforcent les impasses, qu’elles soient personnelles ou sociales. Parmi elles, la Villa des Prunelliers, foyer d’accueil isolé en pleine nature, devient une allégorie du désespoir social : un lieu dans lequel les éducateurs, malgré leurs efforts, finissent par reproduire des schémas de maltraitance sous couvert de bienveillance. Officiellement pensée pour offrir un cadre de vie plus apaisé, la villa révèle une tout autre réalité : « Il s’agissait essentiellement de cacher aux yeux du monde ces présumés criminels, graines de chômeurs et futurs malades psychiatriques. Si le CDEF était la décharge à ciel ouvert du Tarn, la villa des Prunelliers en était l’incinérateur ». Le regard critique porté sur ce microcosme dépasse la simple dénonciation d’un système à bout de souffle pour révéler une mécanique implacable : chacun tente de survivre avec ses propres armes.

La mère disparue : figure spectrale et obsessionnelle

L’intrigue s’articule autour de la disparition de Patricia Marty, la mère d’Audrey, disparue depuis un an et présumée morte. Mais l’existence d’un post-it retrouvé sur Audrey le soir de son accident rouvre brutalement la plaie : « LE MAS DES SOLITUDES À LA PAYRADE APRÈS LE CALVAIRE, D, 300 m VOLETS MARRON. » Ce fragment d’adresse, écrit d’une main hésitante, agit comme un déclencheur, poussant Till à s’engager dans une quête qui prend des allures de descente aux enfers.

La figure maternelle absente structure le récit en instaurant une dynamique d’absence-présence qui pèse sur chaque décision du protagoniste car Patricia incarne l’espoir d’une issue, mais aussi la peur d’une vérité trop lourde à porter. La narration joue habilement sur cette dualité, multipliant les indices ambigus qui laissent entrevoir à la fois la possibilité d’une réapparition et celle d’une disparition définitive : le trouble s’installe ainsi progressivement, nourri par le regard de Till.

Le mensonge comme stratégie de survie

La frontière entre vérité et mensonge se brouille sans cesse, non seulement dans l’enquête menée par Till, mais aussi dans sa propre perception de lui-même. Par exemple, lorsqu’il tente de convaincre son entourage qu’il n’a pas vu Audrey consciente après l’accident illustre ce mécanisme de déni : « À tous ces flics, psys, collègues et voyeurs qui me le demanderaient par la suite, je prétendrais d’ailleurs qu’elle était inconsciente quand je l’avais trouvée – une princesse dans l’attente ou un petit animal en hibernation. » Ce mensonge est pour lui d’une nécessité psychologique, un rempart dressé contre une réalité insupportable, réalité de sa propre faute.

Les dissonances cognitives façonnent le comportement humain tout au long du récit, révélant comment Till s’accroche désespérément à des récits alternatifs pour éviter l’effondrement total. Confronté à ses actes, il jongle avec l’aveu brutal et la justification, refusant d’adoucir la réalité de sa propre violence : « Ce n’était pas un malentendu. Et même si ça ne cadre pas avec tes idéaux, je t’assure que j’étais à deux doigts de lui faire bien plus mal que ça. J’en crevais d’envie. Je n’irai pas raconter l’inverse à qui que ce soit pour sauver mes fesses. »​. Cette lucidité douloureuse ne l’empêche pas de se réfugier dans des stratégies de dénit. Il lutte ainsi pour concilier ce qu’il sait de lui-même et ce qu’il peut supporter d’admettre, rendant le trajet vers la rédemption plus incertain.

« Ce que j’avais été ; que je ne serais plus jamais. Envisager les choses ainsi ne créait plus en moi cette impression de chute. »​. Cette phrase exprime toute la trajectoire du personnage : le constat de  l’irréversible, mais aussi la prise de conscience qu’il est possible de continuer malgré tout. Till reste donc un homme cabossé, avec ses doutes et ses fêlures, conscient de ses limites mais déterminé à avancer, aussi vacillant soit-il.

La Villa des Prunelliers incarne cette impasse, un lieu où l’espoir d’une protection se heurte à la dure réalité des destins brisés.

Plus contemporaine que jamais, Gracier la bête transcende les codes du polar pour livrer une dissection implacable des mécanismes de la culpabilité et de la violence, en ancrant son intrigue dans l’univers âpre des foyers de l’aide sociale à l’enfance. L’autrice façonne alors un récit où la détresse individuelle se heurte aux rouages d’un système défaillant, illustré par la Villa des Prunelliers, lieu d’accueil autant que de relégation pour des adolescents en rupture. Rien n’est laissé au hasard dans ce tissage minutieux où les non-dits amplifient la tension, où chaque élément – du regard fixe d’Audrey après son accident aux souvenirs d’enfance de Till – vient alourdir le poids des fardeaux intérieurs. L’enquête sur la disparition de Patricia Marty, mère disparue d’Audrey, agit comme un révélateur des blessures enfouies du protagoniste, qui oscille entre obsession et impuissance, confronté à ses propres échecs et à la violence qu’il porte en lui. Le roman ne se limite pas à la trajectoire individuelle de Till ou à sa subjectivité ; il met en lumière les silences coupables de l’institution, figée dans ses contradictions et incapable de prévenir les dérives qu’elle prétend combattre. La Villa des Prunelliers incarne cette impasse, un lieu où l’espoir d’une protection se heurte à la dure réalité des destins brisés. Le lecteur, pris dans cet engrenage oppressant, se retrouve face à une humanité abîmée, tiraillée entre l’illusion de réparation et l’acceptation d’un monde imparfait. Page après page, une interrogation s’impose alors : gracier la bête, est-ce un leurre, ou faut-il apprendre à composer avec elle ? Gracier la bête exhume, force à regarder en face ce que l’institution et la société préfèrent taire, rendant à ces trajectoires brisées une véritable existence.

  • Gracier la bête, Gabrielle Massat, Éditions JC Lattès, janvier 2025.
  • Crédit photo : ©MARIE ROUGE.

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