Fritz Zorn : en exil de soi

En 1976 paraît Mars, le récit d’un écrivain suisse inconnu, Fritz Zorn, décédé peu avant la publication de son unique livre. Cette confession en trois parties, écrite au seuil de la mort, par un homme malade du corps, malade de l’âme et se sachant condamné, retrace le parcours de l’écrivain, mutilé par une éducation bourgeoise l’ayant empêché d’exister en tant qu’individu singulier.

De la peur, l’anxiété (Angst, son nom de naissance), il a choisi de devenir la colère (Zorn, son nom de plume), pour rédiger ce récit brûlant, douloureux, pénible mais profondément éclairant sur une souffrance contenue trente années durant : celle d’un homme aux prises avec son éducation bourgeoise et, comme il la nomme « harmonieuse ». L’harmonie que ses parents tenaient à faire régner chez eux s’est faite au détriment de la parole, du débat, des désaccords, et par conséquent, au détriment de toute personnalité et individualité. Fritz établit alors le constant glacial suivant : il est un homme mutilé, qui ne sait ni aimer, ni être aimé, ni se faire le maître de ses propres idées. On ne lui a pas appris à développer son esprit critique, à se façonner une personnalité propre. Une famille qui préfère éluder tout sujet ou questionnement pertinent, par crainte de ne pas se retrouver tous en accord, et qui qualifie de « compliqués » ces mêmes sujets menaçant de rompre l’harmonie maladive que s’efforcent de conserver sous cloche les parents.

« L’atmosphère qui régnait chez mes parents était harmonieuse par prohibition. […] Nous devions parler d’une même voix, car une divergence d’opinions aurait été la fin de tout. »

Une enfance heureuse en apparence, mais parvenu à l’âge adulte, Fritz comprend que son enfance ne fut qu’une blessure constante, et va jusqu’à affirmer que la maladie dont il est atteint vaut mieux que ces trente années de souffrance et de dépression. Chez les Angst, on ne se tient pas dans la vie, mais face à la vie, en spectateurs passifs, peureux, harmonieux.

« Je n’avais pas le droit de remarquer que le monde n’est pas parfait […] J’ai été éduqué à ne pas le remarquer. »

L’entrée solitaire du jeune homme dans ce même monde n’en est que plus violente, plus éprouvante. La solitude et l’incapacité à créer des liens sociaux véritables le plongent dans une profonde dépression qu’il considère comme étant un trait de sa personnalité, refusant d’admettre en lui la présence d’une anormalité. 

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Une tumeur de larmes ravalées

Cette éducation bourgeoise, repliée sur elle-même, et refusant de faire corps avec les réalités du dehors, l’auteur la qualifie de « pousse-au-cancer », et c’est là toute la théorie développée par Zorn dans son ouvrage. Cette tumeur apparue dans son cou – à une époque où l’on explique et traite encore difficilement les maladies cancéreuses – serait la concrétion de toutes ses larmes ravalées pendant trente années d’existence.

Fritz Zorn affirme que l’apparition du mal physique n’est que la suite logique du mal psychique dont il a toujours été la proie. Nulle surprise à la découverte de ce cancer, son propre père étant lui-même mort « à petit feu » d’une manière semblable. 

« Toute la souffrance que j’avais accumulée au fil des années, la réprimant au plus profond de moi-même, ne pouvait soudain plus être contenue par les digues intérieures ; elle explosait, la pression était devenue trop forte, et cette explosion provoquait l’anéantissement du corps. »

Sa maladie physique s’expliquerait par sa maladie de l’âme.

Plein de contradictions, de colères parfois immodérées, de réflexions sur l’éducation, les rapports sociaux, la question de l’amour, ce récit cherche constamment à remonter à la source de ce mal qui s’est emparé de l’auteur, à comprendre d’où lui vient ce cancer. La détestation de la mère semble parfois déraisonnée, manquant de distance et de maturité, comme une plaie juvénile jamais guérie, car cette femme n’est qu’une bourgeoise parmi tant d’autres, ni violente, ni aigrie, se contentant d’acquiescer aux affirmations de son époux. 

« Je ne peux pas rire, parce que ça ne rit pas en moi. »

La névrose d’une classe sociale 

Si l’auteur finit par mettre le doigt sur son mal – la névrose, la dépression – il insiste sur la banalité de celui-ci. Et c’est là, selon lui, un problème essentiel : son cas n’est pas isolé, et c’est à ce titre que sa confession prend une dimension plus vaste, une dimension sociale, presque politique. La bourgeoisie et ses valeurs malades, créent des êtres à l’image de Fritz Zorn, incapables de toute émotion, frustrés et reclus dans leur solitude. Certains s’en sortent par le déni, d’autres ont une tumeur qui leur pousse au creux de la nuque. La portée de cette confession est bien plus importante que celle d’un simple journal intime, il s’agit d’une vision radicale – qui, de nos jours, peut être perçue comme archaïsante, irraisonnée –, violente, de l’éducation reçue par un enfant de la bourgeoisie. Sa maladie physique s’expliquerait par sa maladie de l’âme. À l’heure où des premières études révèlent une possible corrélation entre les états d’anxiété, de stress et l’apparition de maladies psychosomatiques, le cas Zorn n’apparaît pas tout à fait comme étant le fruit du délire d’un malade qui se sait condamné. 

L’écriture, un cri injustifiable mais nécessaire

Si ce jeune zurichois anonyme décide de s’atteler à la rédaction d’une longue et douloureuse confession, on peut penser que c’est en complément de la thérapie qu’il entame à la fin de sa vie, ainsi qu’en réquisitoire contre l’éducation bourgeoise qui l’a physiquement castré et psychiquement anesthésié de toute émotion. Mais Fritz Zorn ne s’explique pas l’absence de rationalité de l’écriture, qu’il met en parallèle avec le cri :

« Quand on nous frappe, nous crions : nos cris eux-mêmes sont alors irrationnels, ils ne servent à rien et n’ont aucun sens, mais il est en quelque sorte dans la nature des choses que nous répliquions par des cris aux coups dont on nous accable. […] Et c’est pour cette raison qu’il me semble également juste d’écrire mon histoire. »

  • ZORN Fritz, Mars, éd. Gallimard, Paris, 22 euros.

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