François Bégaudeau

François Bégaudeau : « L’époque, ça n’existe pas.»

À l’occasion de la rencontre avec François Bégaudeau le vendredi 16 février à la Maison de la méditation, nous avons souhaité nous entretenir avec lui à propos de sa conception de la politique et de la modernité.

Zone Critique : Vous avez publié en 2005 une fiction biographique de Mick Jagger au titre étonnant : Un démocrate, Mick Jagger : 1960-1969. En quoi ce dernier est-il « démocrate » ? 

François Bégaudeau : La littérature consiste aussi à faire sonner les mots différemment. A déplacer leur sens courant.  Il est bien évident que ce mot, mis en titre de cette biographie très littéraire de Mick Jagger, ne doit pas s’entendre dans son sens courant. En l’accolant à cette figure du rock j’entendais bien créer une étrangeté, qui ouvrait une béance de sens où le lecteur était libre de rêvasser. Faisons du montage, comme Godard : mettons ces deux mots l’un à côté de l’autre et voyons ce que ça donne. Jagger ici, démocrate là, ça donne quoi ? Ça ouvre quoi ?

Quand j’écris un livre, c’est tout un peuple qui l’écrit avec moi.

Sachant que leur rapprochement n’était pas totalement arbitraire. J’avais une idée derrière la tête, ou plutôt une intuition, une hypothèse que le livre essayait à la fois de vérifier et d’explorer : l’hypothèse que la grandeur des Stones était une production de la grandeur de la décennie qui les portait, les années 60. Le rock comme création collective. Le génie de Jagger  ayant consisté à se brancher sur le génie propre de ladite décennie – en tout cas des éléments les plus intéressants de cette décennie, pas sur Michel Debré ou La Grande vadrouille. J’en voulais pour preuve que les Stones composent leur dernier véritable grand album en 69-70, Sticky fingers. C’était une hypothèse donc, une hypothèse littéraire. Mais je prends assez au sérieux, et de plus en plus, et notamment pour les musiques populaires, l’idée que l’art est une création du nombre, dont il est impossible de ressaisir la généalogie tant elle engage de gens, de faits, d’évènements, de mœurs, etc. Quand j’écris un livre, c’est tout un peuple qui l’écrit avec moi. Un peule fait de gens, de films, d’expériences, d’animaux, d’objets. L’art a ceci de grand qu’il actualise la démocratie du vivant.

ZC : Depuis Entre les murs, nous connaissons votre aversion pour l’institution scolaire. Comment expliquez-vous qu’elle soit si souvent rattachée à l’idée de progrès ? 

FB : Je n’ai pas à proprement parler « d’aversion ». L’affaire est plus grave que ça, moins personnelle. Il y a que l’école est, aujourd’hui comme hier et comme demain, un pilier essentiel de l’ordre social.

Il s’est toujours trouvé des gens de gauche pour y voir, au contraire, un levier possible de contestation de l’ordre social. Ce raisonnement tient de la pensée magique : comment la bourgeoisie aurait-elle conçu, et maintiendrait-elle à renfort de gros budgets, une institution vouée à la renverser? Pourquoi les marchands sont ils toujours très inquiets de l’état de l’école?

Cette erreur d’appréciation historique de la gauche a été rendue possible par des faits sociologiques : longtemps une majorité de profs étaient de gauche et parmi eux certains se racontaient qu’ils avaient été eux-mêmes sauvés, émancipés, élevés par l’école. Elle a aussi été rendue possible par tout un discours, produit par ses fondateurs, certains soucieux de masquer la réelle vocation économique et policière de l’institution, d’autres plus sincèrement : le savoir et la connaissance comme agents de libération, comme conditions nécessaires de la citoyenneté, etc. Nous sommes là dans des fables qu’il est assez facile de déconstruire, et qui d’ailleurs l’ont été avec talent – notamment dans la deuxième partie du vingtième siècle. Mais les fables ont la peau dure. Il serait intéressant de voir pourquoi. Pourquoi une grande majorité des gens, des militants, des élus, des dirigeants, à gauche autant qu’à droite, ont besoin de s’accrocher à cette croyance. A gauche j’y vois entre autres la marque d’un désespoir politique : puisque la société ne peut pas changer, changeons les individus un par un. Comme dit dans Boniments, « L’éducation » est toujours la solution de ceux qui n’ont pas de solution.

François Bégaudeau : « Il n’y a de vie que tressée à un corps »

ZC : La droite n’a de cesse de se réclamer du «bon sens », vous la désignez comme « idéaliste ». Pourquoi ? 

FB : Le bon sens est précisément un élément de la panoplie idéaliste-de-droite. Le bon sens est cette chimère que convoque un élu de droite, qu’il soit Eric Ciotti ou Fabien Roussel, pour appuyer ses dires sur une pseudo-légitimité populaire. Ça a à peu près la même vacuité que des phrases qui commencent par « les Français », dont sont friands les mêmes. Les Français veulent ci, les Français en ont assez de ça. On note que dans la plupart des cas le « bon sens » est la caution des options politiques les plus dégueulasses. Le bon sens, en ce moment, serait apparemment porté à refuser l’immigration. Le bon sens trouve aussi en général que les cheminots en grève prennent en otage les gens.

Pourquoi la droite est selon moi structurellement idéaliste, alors que la gauche ne l’est que par dérogation? La raison se trouve dans le statu quo social que la droite a vocation à protéger : 1, la droite veut conserver l’ordre social. 2, pour ça elle a besoin de le défendre. 3, or il est indéfendable. 4, il faut donc falsifier. Il faut l’enrober de discours, de morale, de valeurs, et autres fictions comme la patrie. Etant bien entendu que les classes dominantes finissent toujours par croire à leurs fables. Ils croient vraiment que quelque chose comme la France existe.

ZC : Votre livre Histoire de ta bêtise raille la bourgeoisie dite « progressiste ». Or, la bourgeoisie n’est-elle pas définie comme une « classe révolutionnaire » selon l’idéologie marxiste ? 

FB : Je précise que ce livre décrivait la bourgeoisie tout court. Il se trouve qu’en 2017, année de sa rédaction, venait d’arriver au pouvoir une bourgeoisie qui se prétendait progressiste. Mais l’opération du livre était bien de montrer qu’elle était profondément bourgeoise et superficiellement progressiste. Et de refaire droit aux déterminants fondamentaux de la bourgeoisie, à savoir ses déterminants économiques – sa position sociale de propriétaire. 

Marx dit en effet que la classe bourgeoise a été une classe révolutionnaire… au XVIIIe siècle et encore un peu au suivant. Elle l’a même été littéralement en 1789. Mais dès lors qu’elle devient classe au pouvoir dès lors que la société est devenue bourgeoise, alors la classe à l’origine de cette mutation passe dans le camp de la conservation. Dès lors l’effort progressiste, au sens consistant du terme, passe par son renversement.

On ne fait pas d’omelette

ZC : Le terme « identité » ne vous évoque rien. Néanmoins, il fait recette. À quoi peut-on imputer la prégnance des motifs identitaires dans le paysage politique français ? 

FB : Les motifs identitaire, on baigne dedans partout, dans toutes les contrées, à toute époque. À peine né, on est assailli de motifs identitaires. On nous dit : tu es français, tu es bourguignon, tu es dijonnais. Ok, donc je serai ça. Puisqu’on me le dit. Puisqu’on me dit que ça me constitue profondément. Et la télé en remet une couche :  la France, la France, la France. La comptabilité des médailles françaises aux JO. La place de la France dans le monde. La grandeur de la France. Le petit enfants né en France intériorise tout ça, malgré lui. L’exception c’est plutôt qu’il arrive à s’extirper de tous ces discours métabolisés, et d’élire d’autres définitions de soi, se forger son propre système de passions, de goûts, de préférences. Se vivre comme punk avant de se vivre comme français. Se vivre comme littéraire. Comme prolétaire. Comme communiste. Comme surfeur, jurant par la vague et non par le pas où elle s’enroule. Mais tout ça demande toujours à être fortifié face à l’assaut des litanies identitaires évidemment très profitables à l’ordre en place : d’une part elles permettent que la masse se range derrière les chefs doigt sur la couture, d’autres part elles occultent les divisions, et notamment les divisions de classe. Ça c’est la manœuvre invariable du pouvoir. 

Se vivre comme punk avant de se vivre comme français.

Après, il faudrait bien sûr décrire quel bénéfice les individus tirent, dans leur vie, de cette identification à des signifiants déjà constitués comme France, Bourgogne, Dijon, Occident, Europe. Quel bien ça leur fait d’à la fois se fondre et se distinguer. 

ZC : Vous venez de publier un essai, Boniments, qui dissèque la manière de la bourgeoisie. Ainsi, vous démystifiez avec force les illusions de la langue capitaliste. Pourriez-vous nous en donner un exemple ? 

FB : J’évoquerai le gobelet. Pour redire que ce livre ne se contente pas des mots du capitalisme contemporain. Il essaie de montrer à quelles choses, faits, pratiques, postures, visions du monde, ces mots renvoient, de quelles réelles opérations ces mots sont le faux nez, le masque, et parfois la nomination explicite – par exemple « j’assume » dit très bien ce qu’il dit, sans détour, c’est même son propos : oui j’assume de déglinguer les protections sociales et les services publics parce qu’il le faut pour sauver le pays (boniment) et parce que les marchands le veulent. Mais donc le gobelet n’est pas un mot, mais un objet, lequel porte une pratique. Le gobelet permet de faire deux choses à la fois: boire son café dans sa voiture le matin ; marcher et boire ; travailler et boire. Vous partez du gobelet et vous arrivez à ce qui est au coeur des stratégies des producteurs : nous faire faire plusieurs choses à la fois. Et par exemple nous faire déjeuner en travaillant. Dans le tertiaire la pause dej autrefois durait une heure trente, voire deux heures, les fast foods ont permis de la réduire, la bouffe à emporter en général, la bouffe sur le pouce, et puis la bouffe livrée. Le gobelet est à la fois outil et signe de ça : le gobelet c’est de la boisson que je transporte. Le gobelet je le pose sur mon bureau et ainsi je reste rivé à ce qui est devenu l’outil de travail d’un bon tiers des forçats du capitalisme des années 2000 (statistique au pif), l’ordinateur. C’est une très bonne entrée que de partir des objets. J’évoque aussi dans le livre le smartphone, dont il faut redire l’essentiel : il étend indéfiniment le périmètre de la consommation.

François Bégaudeau : Deux coeurs simples

ZC : Votre dernier roman parle d’amour. Ce dernier peut-il avoir une force politique ? 

FB : Ce roman ne parle pas d’amour, il raconte un amour. J’ai l’air de chipoter mais c’est une différence énorme. C’est la différence entre l’essai – qui parle de – et le roman – qui raconte. Ce livre ne porte donc pas du tout un propos sur l’amour, une théorie de l’amour. Il suit un couple sur cinquante ans, essaie de restituer ce temps long, cette façon–là, commune, de vivre : l’amour.  Il n’a rien à dire. A ce titre le livre n’est pas politique, en tout cas pas directement. Ce qui pourrait être politique dans le roman ce serait, non pas le propos qu’il tiendrait, mais ses options formelles : le parti pris de l’ordinaire, et celui aussi de ne pas dissocier l’amour de ses conditions matérielles.

J’ai le sentiment que la petite cellule à deux formée par un couple durable peut être une force.

Quant à savoir si je pense que l’amour peut avoir une force politique, c’est une question extérieure au livre. Je vous y réponds donc, non pas en tant que romancier, non pas en tant qu’auteur de L’amour, mais en tant que type lambda qui a des opinions et les échange en discutant.  J’ai le sentiment que la petite cellule à deux formée par un couple durable peut être une force, oui. Il est bien connu qu’on parvient à faire à deux des choses qu’on n’aurait pas l’audace de faire seul. Parfois il s’agit de faire un tour du monde à vélo, et parfois ces choses sont d’ordre politique. Dans mon documntaire Autonomes figurait un couple dont les membres s’étaient clairement donné le courage de bifurquer. Bon, par ailleurs, on sait que le couple installé, marital, peut être aussi une force de conservation, c’est à dire d’inertie sociale. On s’installe, on fructifie, on acquiert du patrimoine, on saute sur toutes les niches fiscales, et on se donne mutuellement de très bonnes raisons de défendre brutalement l’existant en votant Macron ou RN. Il est donc difficile de dresser un bilan politique général de l’amour. Il faut voir au cas par cas. L’amour déplace des montagnes de droite et des montagnes de gauche.

Bibliographie indicative :

  • Un démocrate, Mick Jagger : 1960-1969, éditions Naïves, 2005.
  • L’amour, éditions Verticales, 2023.
  • Boniments, éditions Amsterdam, 2023.

Crédit photo : © Vincent MULLER/opale.photo


Publié

dans

,

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire