FLORIAN FORESTIER : ALTOFICTIONS

Avec Un si Beau Bleu, (Éditions Belfond) enthousiasmante anti-épopée d’une ascension du Cervin contrariée, quelque part entre Melville, Dumas et Woody Allen, Florian Forestier semble mettre en pratique un rapport au texte et au corps développé dans Mes Labyrinthes (Éditions du Faubourg), son essai sur l’autisme paru en octobre dernier, proposant ce que l’on serait tenté de nommer une « altofiction », fiction de l’altitude autant que de l’altérité – et signe surtout un fabuleux roman.

Un si beau bleu, Florian Forestier

Tout d’abord, un avertissement : il me faut bien l’avouer, je suis un personnage du roman de Florian. Sous un nom d’emprunt bien sûr (vous n’aurez aucun mal à m’y reconnaître), mais voilà : moi qui me revendique idiotement d’une forme d’objectivisme randien, moi qui suis sans doute l’un des derniers critiques à refuser le raz-de-marée subjectiviste qui ravage l’époque, il me faut bien admettre ici que mon expérience sensible puisse avoir joué un rôle dans l’émotion suscitée en moi par la lecture d’Un si beau Bleu. Certes. Et par ailleurs, deuxième avertissement, qui découle du premier : oui, je considère Florian comme un ami. Un « frère en littérature » serait sans doute plus juste, comme il le dit dans ses « remerciements », tant nous nous irritons l’un l’autre, souvent, mais nous nous rejoignons sur un point, non deux : la littérature, et la montagne. Et le corps. Ça fait trois.

C’est un problème propre à notre pays : le roman français, c’est souvent la tête ou les jambes. C’est-à-dire : on est souvent soit dans l’intrigue qui court, roule et file, mais qui ne pense que très peu (ou alors par poncifs) ; soit dans le concept, le roman qui se pense et pense le texte, mais qui bien souvent n’avance pas – manque de jambes, et de souffle. On peut imaginer que c’est lié, peut-être, à un habitus de nos chers littérateurs, décortiqué sociologiquement depuis La Distinction et autres, qui se méfie du corps, mais j’ai toujours pensé que le corps était le parent pauvre de la littérature française – on n’en parle en général que sous l’angle de la maladie, ou du désir (surtout du désir). Mais à lire les romans aujourd’hui, on peut trop souvent croire que le romancier (la romancière) n’a pas de corps, que le corps ne joue pour rien dans son être au monde, son rapport aux autres, le succès ou non de ses projets – l’avancée de l’intrigue.

Ce que le corps nous fait

Avec Un si Beau Bleu, Florian Forestier signe un roman de la tête et des jambes : d’abord un roman qui se pense en tant que roman (qui s’invente sous nos yeux, puisque Florian-le-personnage cherche à écrire son deuxième roman), qui pense la langue, et le style, sans pour autant oublier le sens du rythme ni celui de l’intrigue, les personnages variés, tous inoubliables et très finement croqués, les scènes climax, le rire et l’émotion ; mais aussi un roman dont le sujet lui-même est la tête et les jambes, la physicalité de l’expérience, l’écart entre l’idée que l’on s’en fait et le corps du monde, la manière dont le corps permet autant qu’il empêche l’expression de la pensée, du désir – ou tout simplement de l’Être. Peut-être parce qu’il est un « spécialiste distancé » de la phénoménologie – il comprend que les deux (le corps et l’esprit) sont indissociables, et c’est précisément ce rapport qu’il travaille, tout au long du texte – le rythme par exemple, est celui de sa marche, de son souffle, enchaînant les phrases courtes au rythme rapide et régulier à d’autres plus essoufflées, saccadées, trébuchantes et bancales, pour déboucher parfois sur de superbes moments exaltés, des épiphanies, des envolées tonitruantes ou d’autres proches du silence et du souffle coupé – tout ce que connaît le marcheur en montagne. Aussi y a-t-il plusieurs romans dans le roman de Florian, qui tiennent ensemble avec des bouts de ficelles mais qui font roman malgré tout, comme Florian (spoiler, mais on s’en fiche, ce n’est pas le sujet) fera son Cervin – et c’est cette altérité permanente, cette capacité à être autre chose que lui-même et que ce qu’on attend de lui qui rend ce roman si grand.

Des mots comme des monts

Dans Mes Labyrinthes, Florian explique qu’ils sont plusieurs en lui, qu’il est un peu toujours un autre que lui-même. Il explique par ailleurs que pour l’autiste, le rapport à la langue ne vient pas naturellement ; parce qu’ils sont acquis brutalement, presque par accident, les mots ne sont pas engrammés dans le corps, ils ne s’inscrivent pas, comme par instinct, dans le rapport de l’être au monde – l’autiste parle toujours, selon Florian, une langue étrangère, qu’il faut pour ainsi dire reconquérir en permanence – chaque mot est une petite montagne à gravir. Mes Labyrinthes est un texte d’une grande liberté, aussi joueur que profond, qui échappe justement, lui aussi, à la catégorie. Il m’a fait penser à Ce Sexe qui n’en est pas un, de Luce Irigaray, autre grand texte du logos et de l’altérité, en ce qu’il semble dire que l’autisme est une identité qui n’en est pas une, puisque qu’elle ne peut s’enfermer dans un rapport d’identité à elle-même, comme aux autres et au monde, une identité toujours échappée qui vient déranger l’arrangement alphabétique et bien ordonnée des arcs-en-ciel de l’inclusivité. Une identité qui serait plus proche de la créolité, mais une créolité qui refuserait elle-même de se figer et qui entretiendrait avec elle-même un rapport d’incessante étrangeté – sans doute faut-il avoir ce rapport d’altérité à soi-même pour ressentir ainsi, raconter et analyser, comme il le fait dans son roman avec tant de finesse, ce que le corps nous fait.

La littérature est toujours comme une brèche dans l’aplat du réel et du langage

Florian écrit que tout laisse à penser qu’une bonne partie des « grands écrivains » auraient été diagnostiqués « dans le spectre » si l’histoire l’avait permis – où l’on retrouverait cette idée que la littérature, comme le dit Annie Le Brun, est toujours comme une brèche dans l’aplat du réel et du langage. Écrire (en littérature) exige cette distance, cette altérité vis-à-vis de soi-même et du monde, ce questionnement inquiet de ce qui nous fonde – c’est pourquoi il me semble que l’on écrit toujours sur la brèche, en hauteur, au bord du gouffre ou de l’abîme. La littérature ne tient pas dans les livres qui s’en tiennent à eux-mêmes, écrits par ces gens qui jouent leur rôle à merveille, qui collent ce point à ce qu’ils sont, elle ne tient pas dans ces livres qui déroulent parfaitement le programme annoncé par la couverture (98 % de ce qui sort ?). Oui, Je est un autre, si vous voulez. Plein d’autres, et qui foutent le camp. Florian échappe. Il questionne. Il faut lire Mes Labyrinthes et Un si Beau Bleu, manifeste et manifestation d’une littérature qui s’élève, se détache et décolle (et trébuche et tremble), puisant dans une incessante altérité à elle-même l’énergie de son envol, de son regard et de sa phrase. Le héros d’Un Si Beau Bleu se fait toute une montagne de son roman à venir, et s’engage à l’assaut du Cervin, montagne-roman par excellence. Il en tire un grand livre, jubilatoire et exaltant, comme les sommets qui l’inspirent.

  • Mes Labyrinthes, Editions du Faubourg, 2023
  • Un si beau bleu, Belfond, 2024

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