Eva Mancuso : Dire et Faire

Eva Mancuso publie à L’arbre de Diane en mars 2024 son premier recueil de poésie, Je n’arrive pas à parler et à dire des choses en même temps. Écrivaine et performeuse, Eva Mancuso fait avant tout entendre une voix, détachant chaque mot et rendant sensible l’aspect oral d’une poésie écrite, pari d’une écriture qui tente de dire et de faire en même temps, alors qu’elle part du constat d’un échec : « je n’arrive pas à parler et à dire des choses en même temps ».

Faire poésie à partir de rien

Dire le quotidien, écrire la banale expérience de l’existence, c’est ce à quoi s’attelle Eva Mancuso dans Je n’arrive pas à parler et à dire des choses en même temps à travers une écriture simple, qui évite tout effet de style, qui va droit au but. L’aspect descriptif de ce style, dans forme de platitude extrême peut être déconcertante : qu’est-ce qui fait poésie à partir de ce rien ? À partir de quel moment cette banalité devient un poème ?

« je finissais le paquet de biscuits

je mangeais des frites pour mon anniversaire

je n’aimais pas la bière

je m’endormais où je n’aurais pas dû m’endormir »

On entend le trajet d’une voix qui dans cette banalité trouve son rythme et réussit à dire quelque chose d’une expérience intime s’ouvrant à l’autre : elle raconte en creux de ces petits riens du quotidien l’expérience très concrète et matérielle d’être femme, les exigences qu’une société patriarcale impose, les représentations qu’elle crée, les schémas qu’elle façonne.

« je me regardais dans le miroir de la salle de bain avec des cotons dans une main et de la lotion purifiante dans l’autre

parce qu’un jour j’avais lu dans un magazine que ce n’était pas bon pour la peau de se laver le visage avec de l’eau

de la vraie eau qui sortait du robinet tout ça demandait beaucoup de travail et moi je détestais le travail »

Par des mots et une syntaxe simples Eva Mancuso réalise ce projet de déconstruction du quotidien

L’évocation de souvenirs et d’anecdotes banales ne devient plus alors un moyen seulement de parler de soi : il s’agit de s’adresser à d’autres, de mettre en lumière la manière dont une femme se construit. Par des mots et une syntaxe simples Eva Mancuso réalise ce projet de déconstruction du quotidien, parce que c’est lui qui est au cœur d’un débat politique, c’est lui qui nous façonne chaque jour. Dans l’expression d’une intimité non linéaire, elle parvient à nous faire penser notre propre intimité, notre banalité, et analyse la façon dont elles se construisent et pourraient être autres.

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 Fissurer les représentations

C’est donc un « Je » qui parle, mais qui ne se renferme pas sur lui-même, au contraire. Cette prise de parole en première personne agit d’une part comme un moyen de faire advenir un sujet féminin qui s’empare de la parole dans une forme de simplicité déconcertante ; d’autre part comme un encouragement à prendre à son tour la parole. Dans l’introspection et l’interrogation de ses propres souvenirs, se joue quelque chose de profondément politique :

« Et peut-être je n’ai pas fait assez attention à moi, même si on me l’avait dit ou peut-être parce qu’on me l’avait dit, ou peut-être parce que je croyais : il faut protéger un· e enfant, il faut protéger une jeune fille quand elle est vierge, avant qu’elle ne soit plus vierge. Et après elle n’est plus vierge, après c’est bon tout coule de source, tout est ok, plus rien ne fait peur. Parce que dans les films c’était toujours comme ça quand on n’était plus vierge tout était ok, tout coulait, tout roulait, tout était bon. »

En exposant des représentations et autre lieux communs à propos de la féminité, Eva Mancuso cherche à cartographier la manière dont le patriarcat s’immisce dans les moindres détails, à tel point qu’il peut parfois paraître invisible. Elle ne nomme jamais directement ce processus à l’œuvre, mais en explore les conséquences : « À cause de cette histoire même si elle était fausse même si plus personne n’y croyait j’ai aimé comme une folle et j’ai travaillé comme une folle. Et j’ai cru en toi comme une folle et en ton père et en ton grand-père et en ton arrière-grand-père »

C’est en les présentant simplement, dans une parole qui semblait au début du recueil fragilisée, puisqu’elle « n’arrive pas à parler et à dire des choses en même temps », qu’Eva Mancuso réussit à introduire une fissure dans ces représentations du sexe, de la féminité, de l’amour, des relations familiales, parvenant à les dynamiter de l’intérieur. Les mots s’égrènent dans une saccade qui rend sensible les aspérités de cet entre-deux, entre intime et politique, entre banal et extraordinaire, entre poésie et prose, parvenant finalement, à dire et faire en même temps.

  • Eva Mancuso, Je n’arrive pas à parler et à dire les choses en même temps, l’arbre de Diane, avril 2024.
  • Crédit photo : (c) Florine Lafontaine

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