Être peintre : paroles de peintre, images de théâtre

Dans Être peintre, le spectacle qu’elle a présenté au Théâtre 14 du 30 janvier au 10 février 2024, Tatiana Vialle ouvre une grande réflexion sur ce que signifie créer en art. Elle propose ainsi de donner à entendre les lettres de Nicolas de Staël, qui a été par ailleurs mis à l’honneur au Musée d’Art Moderne de Paris à l’automne dernier, dans un dispositif audacieux où les doutes du créateur sont directement soulignés et résolus dans la « performance de peinture » renouvelée tous les soirs directement sur la scène. 

Figure charismatique dont la haute taille, l’élégance et le regard perçant ont été immortalisées dans les clichés bien connus de la photographe Denise Colomb, Nicolas de Staël est un artiste qui place la matière et le caractère plastique de ses aplats de peinture au cœur de sa création artistique. 

Une image plastique de la création artistique

C’est un point central dans le spectacle, innovant autant que sensible et touchant, de Tatiana Vialle : la matérialité de la peinture de Staël et sa rugosité répondent aux âpretés et aux obstacles personnels qu’il a rencontrés dans son processus créateur et qu’il a soulignés avec sincérité, voire avec détresse parfois, dans les lettres qu’il a envoyées et que les comédiens donnent tour à tour à entendre. Le spectateur y découvre ainsi les mots envoyés au critique Georges Duthuit, ceux qu’il a écrits à René Char, mais aussi à Françoise Chapouton qui a été son épouse et avec qui il aura conservé un lien de franche amitié, ou ceux d’abord fougueux puis douloureux qu’il adresse à la jeune Jeanne Polge pour laquelle il sera pris d’une passion dévorante jusqu’à ce qu’il fasse taire le mal qui le ronge et l’obsède un matin d’été, quand, depuis les hauteurs de son atelier d’Antibes, il se jette sur les brisants. Imaginant une trame narrative dans laquelle elle met en scène un enseignant aux Beaux-Arts, campé par le directeur du Théâtre 14, le comédien Mathieu Touzé, et l’une de ses élèves en quête d’inspiration et de repères qu’incarne Telma Bello, la metteuse en scène donne au geste créateur une place essentielle.

Gilles Deleuze : leçon de peinture

Ainsi, chaque soir, la scénographe Juliette Baigné, qui ouvre le spectacle, réalise en direct des esquisses à l’encre noire dont une caméra savamment positionnée sur le plateau enregistre le surgissement et la genèse, donnant à voir la main du peintre, naissance et prolongement de sa recherche. Chaque soir, la peintre les accroche ensuite sur le pan de mur au fond du plateau, rendant la scénographie unique autant qu’éphémère. C’est comme si, par cette figure féminine de peintre sur la scène, Tatiana Vialle cherche à construire une image universelle de la création artistique, faisant fi à la fois des distinctions de genre et des spécificités de chacun des arts, Juliette Baigné proposant également un ballet des plus aériens où le corps exulte et exalte pour répondre directement aux battements d’ailes des oiseaux esquissés d’un geste souple et léger. Surtout, il semble qu’Être peintre propose une réflexion bien plus générale que celle qui porte strictement sur la peinture et sur la seule personne de Nicolas de Staël. Le plateau devient aussi un lieu de mise en question du théâtre lui-même : car, malgré ce qui peut apparaître comme une véritable maîtrise au théâtre où l’on en oublie parfois le lien direct au présent, au hic et nunc de la salle de spectacle – en raison du travail sur la mise en scène, de la place importante de la scénographie elle-même ou encore du jeu des comédiennes et comédiens – Tatiana Vialle semble avoir à cœur de rappeler le caractère toujours performé du théâtre où se cache une part de mystère, d’accident, d’imprévu et de transitoire qui rend finalement toujours chacune des représentations unique. Le présent qui semble comme suspendu dans la salle de spectacle est pourtant présent dans chacun des gestes, chacune des paroles, chacun des mouvements ; le présent déborde le plateau, comme l’immense rouleau noirci des lignes écrites lors de la représentation qui roule pour tomber jusque sous les pieds de la première rangée de spectateurs dont la réalité semble pour un temps mise entre parenthèses. 

Refuser le biopic et l’image statuaire 

Hommage à l’artiste Nicolas de Staël, le spectacle de Tatiana Vialle refuse de livrer un biopic à proprement parler qui entendrait élucider les créations du peintre à travers les seuls événements de sa vie. La metteuse en scène a en effet à cœur d’insister sur les préoccupations de peintre de Nicolas de Staël, sur ses interrogations en tant que peintre. Le titre choisi, Être peintre, s’avère ainsi programmatique et il annonce même une démarche et un point de vue qui vont à rebours de la démarche du biopic, a fortiori du biopic d’artiste. Il ne s’agit pas de montrer la naissance de la vocation artistique de Nicolas de Staël mais bien plutôt de montrer comme sa sensibilité d’artiste, son existence d’artiste, et même son essence d’artiste ont des conséquences directes sur le reste de sa vie d’homme, d’époux, de père de famille, d’amant. A ce titre, le jeu de Mathieu Touzé et la prise directe face caméra des lettres intimes de l’artiste constituent un moment d’une grande importance, sinon politique, du moins morale, dans la mesure où il semble particulièrement impossible de distinguer totalement l’homme de l’artiste. Le regard grave du comédien, autant que le gros plan sur le détail de ses traits, sur la crispation de ses joues, sur le mouvement de ses lèvres et la palpitation de ses paupières, exhibent la vulnérabilité de l’artiste autant que celle de l’homme à qui Mathieu Touzé donne corps. Si le comédien accuse une certaine ressemblance avec le peintre que l’on songe à son aérienne coupe au bol ou encore aux lignes de son visage comme à sa haute stature, il ne cherche pas, de manière forcée ou grotesque, à en singer les mimiques, à en imiter le phrasé ni la teneur de sa voix. L’extrême sincérité du comédien qui semble épouser, le temps de la représentation, les méandres de l’âme et les intermittences du cœur de de Staël, rend le spectacle de Tatiana Vialle très touchant. Une place centrale est donnée aux émotions, aux sentiments et aux sensations, livrant un portrait tout en chair de l’artiste. Loin de figer les traits du peintre ou d’en graver le portrait comme on en taillerait le buste dans la pierre, Être peintre aurait finalement tout autant pu s’intituler « Ressentir peintre », comme si l’être artiste résidait exclusivement dans la sensation, dans l’extrême penchant vers la matière, que ce soit celle de la peinture elle-même ou celle des êtres qu’il côtoie au quotidien et que Nicolas de Staël évoquait continuellement dans sa correspondance, alors bien loin de l’image de l’artiste perclus dans sa mansarde et coupé du reste du monde. 

  • Être peintre, d’après la correspondance de Nicolas de Staël, au Théâtre 14 à Paris du 30 janvier au 10 février 2024. Mise en scène par Tatiana Vialle, avec Telma Bello et Mathieu Touzé, scénographie performée par Juliette Baigné, en coproduction avec le Théâtre 14, en partenariat avec Théâtre de L’Onde.
  • Les photos ont été prises par Léa Mazzoni. 

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