Sébastien Dulude

Sébastien Dulude : « Il y a quelque chose d’universel à grandir dans une ville mono-industrielle »

Toute la semaine, Zone Critique couvre le salon du livre de Montréal, et vous propose de découvrir mes meilleurs auteurs de la création contemporaine québécoise.

Avec Amiante, son premier roman, Sébastien Dulude, poète et éditeur, explore les thèmes de l’amitié et de l’enfance dans une ville minière du Québec. Grâce à un travail minutieux sur la forme et sa capacité à retrouver une forme d’innocence dans l’écriture, il parvient à capter l’essence d’une époque révolue.

Amiante, Sébastien Dulude

Benoit Landon : En tant qu’éditeur, vous connaissez la difficulté de créer un texte et en tant que poète, vous savez la difficulté de maîtriser l’art de l’agencement des mots. Pourquoi avoir décidé de vous lancer dans le format long du roman ? 

Sébastien Dulude : Il ne s’agissait pas d’une grande décision stratégique ou d’un processus complètement nouveau. En poésie, j’avais terminé d’explorer un cycle et j’ai réalisé qu’il y avait une solitude dans le « je » de la poésie où l’autre est toujours un peu absent. J’avais envie de développer des relations plus complexes. Mon esprit s’est donc tourné vers cette forme longue. Je voulais explorer une amitié entre deux personnes et je me suis toujours intéressé à la disparition. Il y avait aussi l’idée de créer une voix narrative pour un autre personnage que le « je ». Le roman offre une autre ampleur et ajoute une troisième dimension. Bien sûr, j’ai gardé la poésie, le travail sur le langage, l’équilibre structurel et formel du texte. Je n’ai pas tellement changé mon approche, le projet a simplement d’autres paramètres.

BL : Vous avez l’habitude de lire de nombreux manuscrits dont la qualité est forcément inégale. Il n’y avait pas une peur d’échouer en passant au roman ? 

SD : Quand j’entreprends quelque chose, c’est parce que je sens que j’ai une bonne intuition et que cela m’obsède assez pour mener le projet à terme. Il est certain que comme éditeur je ne pouvais pas me faire de faux-semblants. Ma barre, je la mettais très haute, j’étais très exigeant envers moi-même. D’autre part, comme j’avais déjà publié à La Peuplade un recueil de poèmes (Ouvert l’hiver, 2015), je savais qu’en éditant chez eux je serais très bien accompagné et que s’il y avait un problème avec le texte je le saurais. Selon moi, si un roman n’est pas réussi, cela signifie que quelque chose dans l’investissement de soi n’est pas réalisé. 

BL : Amiante est un roman sur l’enfance. Comment retrouve-t-on l’innocence de l’enfance à l’âge adulte ? 

SD : Au début, je n’avais pas soupçonné à quel point la justesse de l’incursion dans l’enfance devait fonctionner. Quand j’ai commencé à travailler le roman, juste pour trouver le ton, j’ai plutôt écrit des scènes descriptives de paysages, les scènes où les deux garçons marchent dans la forêt, donc les sensations, l’humidité, le bruit des feuilles, de la mine, etc. En écrivant cela, ces sensations m’ont vraiment ramené dans les souvenirs d’être un enfant dans ce milieu, de se sentir petit. En même temps, je savais que je voulais écrire avec un style très riche. Je voulais maximaliser l’impact du langage pour décrire le regard des enfants sur leur monde où tout est nouveau, tout est immense, tout est à conquérir. Je me suis glissé dans la peau de Steve par des souvenirs de l’ordre de la sensation corporelle et du paysage. Ensuite, les autres souvenirs sont remontés.  

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BL : Le personnage de Steve semble passer à travers les drames avec une plus grande légèreté qu’un adulte. Il n’a pas la même conscience de la mort. Comment avez-vous travaillé sur ce thème pour Amiante

SD : Je savais, sans trop dévoiler l’intrigue, qu’il allait y avoir une interruption dramatique dans la vie de Steve pour mieux l’explorer à l’adolescence. Par ailleurs, le souvenir que je garde de ce territoire, où je suis arrivé à 6 ans, est la façon dont on ressent la mine tout autour de nous. Il y a d’énormes camions, beaucoup de bruit, du dynamitage tous les jours, sauf le dimanche. Il y a une sorte de stress dont je me souviens très bien. Je voulais donc créer un personnage anxieux avec une famille violente. L’idée de donner aux deux enfants un loisir un peu inhabituel, voire morbide (collectionner des articles de journaux de catastrophes), m’est venue plus tard quand j’ai réalisé les drames qui se sont produits en 1986 (Tchernobyl, l’explosion de la navette Challenger, etc.). Ce procédé montre que l’enfant va voir le monde comme il est, c’est-à-dire violent. 

BL : L’ellipse au milieu du livre est un procédé qui a fasciné de nombreux lecteurs d’Amiante. Comment choisit-on ce qui ne doit pas être dit lorsqu’on écrit un roman ? 

SD : J’avais l’intuition que mon roman ne devait pas suivre un schéma linéaire qui se déplie en continu. Je voulais mettre en relation des scènes avec des retours en arrière. Quand j’ai commencé à élaborer cette structure, je voulais qu’il y ait un écho entre la période où Steve a 9 ans et celle où il a 15 ans, mais je savais aussi qu’il y aurait un entre-deux à explorer. D’ailleurs, ce n’est pas tout à fait à moi qu’il appartient de remplir cet entre-deux. Je trouvais qu’il était intéressant de laisser un gouffre au lecteur pour ressentir les émotions du personnage principal. En poésie, on travaille beaucoup de cette manière, avec le choc des idées. Ici, c’est le même principe. 

Je voulais avoir des personnages à l’âge limite où on peut encore ne pas se poser la question de savoir si ce que l’on ressent est de l’amitié ou de l’amour.

BL : L’amitié est un des thèmes majeurs du livre. Est-ce que l’amour et l’amitié suivent les mêmes schémas narratifs dans un roman ? 

SD : Je voulais avoir des personnages à l’âge limite où on peut encore ne pas se poser la question de savoir si ce que l’on ressent est de l’amitié ou de l’amour. Il y a donc cette manière d’être copain entre garçons avec une proximité et une tendresse que la société ne considère pas encore comme contraires aux modèles préconisés. Dans ce roman, je n’ai pas appuyé sur les catégories, l’orientation sexuelle ou les troubles du comportement… Je voulais observer les situations avec ce flou, cette ambiguïté normale, à l’âge où l’identité n’est pas encore tout à fait précisée. 

BL : Est-ce que l’ambiguïté que le lecteur perçoit est typiquement adulte ? 

SD : Oui, parce qu’à l’âge de Steve dans la première partie du livre ces questions ne me traversaient pas l’esprit, alors qu’à l’adolescence il faut commencer à se positionner. Le défi de l’écriture de ce livre était de ne pas avoir une grille d’adulte imposée par-dessus ce que les personnages vivaient. 

BL : Quand on pense aux années 1980 et 1990, on se rend compte qu’elles n’ont plus rien à voir avec notre époque. Il y avait une industrie encore forte, peu d’écrans (à part la télé), des enfants qui partaient faire du vélo toute la journée. L’amiante représente d’ailleurs le temps qui passe avec l’avancée de la science, la désindustrialisation, le vieux monde, un peu comme une matière telle que le charbon aujourd’hui. Quel est votre rapport à cette substance ? 

SD : En France, on m’a beaucoup parlé de charbon. Finalement, il y a quelque chose d’universel à grandir dans une ville mono-industrielle, avec une matière qui donne des emplois, même si on réalise que cela ne peut pas bien terminer. Il y a là le capitalisme qui opère. On ne s’en rend pas compte à l’enfance. À l’adolescence, on commence à pouvoir nommer ce genre de choses. Je me souviens qu’à l’époque, on ne parlait pas vraiment de santé ni d’environnement. On ne parlait que d’emplois qui allaient être perdus si les mines fermaient. On trouvait que les Américains et les Européens exagéraient de bannir l’amiante et probablement qu’ils exagéraient parce qu’on exploite encore aujourd’hui des matériaux dangereux. Il y a une grande hypocrisie sur ce sujet. Le capitalisme déchire la nature, empoisonne les travailleurs pour faire du fric, puis se tourne vers une autre ressource. 

BL : Est-ce qu’il y a un message politique dans Amiante 

SD : Non, je voulais vraiment créer une histoire intime avec un arrière-plan social. J’ai évité d’appuyer sur l’idéologie et d’apporter mon avis sur les mines. D’ailleurs, je pense qu’il n’y a jamais une position nette. En somme, entre la santé, l’économie et l’environnement, il y a des compromis à faire, mais ce n’est pas mon sujet. Ce dont je me souviens, c’est la difficulté d’être un enfant dans un milieu ouvrier violent et des conséquences sur la population en termes de stress psychologique et économique. J’ai aussi observé la violence transmise sur les enfants parce que c’est un milieu rude et qui crée des modèles masculins forts avec des femmes qui restent à la maison. C’est fascinant de se rendre compte que ces situations provoquent des scénarios à peu près semblables à Saint-Étienne, dans le nord de la France avec le charbon, ou dans le nord du Québec avec les mines de cuivre ou d’aluminium. J’ai été étonné moi-même par ces similarités. 

L’édition québécoise va mieux depuis dix ans parce que nous lisons notre propre littérature plus qu’avant.

BL : Vous êtes éditeur à La Mèche. L’édition québécoise traverse une période faste avec de nombreuses maisons dont le dynamisme est remarqué à l’étranger. Quel est votre regard sur le succès récent de nombreuses autrices et auteurs québécois dans le monde francophone ?  

SD : L’édition québécoise va mieux depuis dix ans parce que nous lisons notre propre littérature plus qu’avant. Ce n’était pas du tout le cas dans les années 1980-90 où nous consommions massivement la culture américaine. Pour avoir circulé entre le Québec et la France, j’ai bien vu qu’en France nous étions perçus comme une littérature qui amène un vent de fraîcheur, parce qu’elle est décomplexée de certains enjeux de grande littérature encore centraux en France. Au Québec, nous travaillons avec un autre genre de liberté, mais nous n’en avons pas conscience. 

Par ailleurs, la pandémie a eu un impact bénéfique parce que les livres étaient les seuls produits culturels disponibles. Les ventes ont significativement augmenté. Cela dit, je considère que nous nous satisfaisons de peu en termes de pourcentage de population qui lit et achète des livres. Les chiffres sont faméliques, alors je n’ai pas trop envie de nous féliciter sur nos performances. 


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