Norman Jangot

Norman Jangot : « Je pense le lieu comme un symbole »

Une expérience scientifique mystérieuse est proposée à un homme qui, motivé par sa solitude, l’accepte. C’est le deal de la dernière Vrilles anticipatrice intitulée « Cellule » de Norman Jangot qui plonge le lecteur dans un espace aussi étrange que familier. Telle une invitation à vivre cette expérimentation organique unique avec le héros, la collection n’a jamais aussi bien porté son nom.

Estelle Derouen : Cette expérience a lieu dans un appartement aux caractéristiques étranges dont le lecteur peut reconnaitre certains aspects non sans échos avec son anatomie. Ainsi, vos diverses descriptions lui sont à la fois floues et familières. Qu’est-ce que vous a inspiré dans la création de cet espace ? Quelles ont été vos références ?

Norman Jangot : Ce qui est étrange, c’est que je n’ai pas l’impression de m’être appuyé sur des références précises justement. En revanche, toute ma démarche créative naît de deux choses qui me sont essentielles pour construire une histoire : la musique et le lieu. Je prends donc le temps de sélectionner les musiques sachant qu’elles vont jouer un rôle important dans ma créativité – ce n’est pas sans lien avec mon activité musicale. En l’occurrence, il s’agissait de Mondkopf qui proposait des sonorités étranges que l’on appelle le drone, souvent un bourdonnement ambiant. Le son est assez lisse et sans la moindre parole, présentant une ambiance plutôt glauque. Je tire les textures de la musique. Derrière chaque texte, donc derrière mes trois romans, il y a une playlist conçue spécifiquement. Concernant le lieu où se passe l’action, il me faut réfléchir à l’architecture, son apparence précise et ce qu’il symbolise par rapport à mon propos. Systématiquement, je pense le lieu comme un symbole, il m’était donc naturel de créer ce « CoKon ». 

Sur les détails de cet appartement, je ne me suis donc pas inspiré d’un support en particulier, c’était davantage inconscient, et la musique m’a guidé. Je me suis projeté dans l’idée que j’avais d’un cocon. Je ne voulais pas que ce soit trop « dégueulasse » car il fallait que mon personnage accepte les lieux pour que l’histoire se déroule. 

ED : Vous évoquiez vos précédents romans, était-il aussi question d’anticipation ?

NJ : Tout à fait ! Mon premier roman Le septième continent (éditions Oneiroi) est un thriller d’anticipation. L’en deçà (GLP éditions), mon deuxième, raconte un phénomène étrange qui relève aussi de l’anticipation. Enfin, mon dernier texte intitulé L’œuvre du serpent (éditions Héloïse d’Ormesson) est un polar également d’anticipation dans un Paris dévasté dans lequel il est question de synchronicité pour retrouver des criminels grâce à des coïncidences.

ED : Que vous a apporté le format court ?

NJ : Le format de nouvelles est intense car il faut tout de suite être percutant. C’est plus complexe qu’on l’imagine. On ne démarre pas un texte court comme l’on commencerait un roman. Il faut parvenir, tout en écrivant, à être conscient de l’espace qu’il nous reste pour développer notre intrigue. Ce peut être instinctif à force d’en écrire mais ce n’est pas facile. Je suis un architecte, j’aime faire des plans et structurer ma progression dans l’écriture. 

Le registre de la nouvelle m’est familier car j’avais déjà écrit une nouvelle pour une autre collection. D’ailleurs, la première version de mon texte ne convenait pas, et quand j’ai compris les exigences de la collection, j’ai l’ai retravaillé pour proposer une version complètement adaptée. Je raconte cela pour rappeler qu’être écrivain c’est être un artisan. Il ne faut pas voir la présence d’un cadre d’écriture comme quelque chose d’uniquement réducteur, les contraintes permettent aussi de se surprendre. 

Je suis un architecte, j’aime faire des plans et structurer ma progression dans l’écriture.

ED : Il y a une dimension presque utérine dans cette cellule organique. Est-ce que vous vous êtes projeté in utero ou in corpore afin d’imaginer le plus précisément ce que cela ferait de vivre dans un corps humain durant l’écriture ? 

NJ : Forcément, j’ai essayé de me projeter dans un utérus, du moins de l’idée que je pouvais en avoir. J’écris de l’intérieur vers l’extérieur. C’est une dynamique qui impose d’écrire avec son personnage. Je décris les environnements très précisément pour que ce soit le plus réaliste et plus palpable possible pour le lecteur. Je me suis donc mis dans la peau du personnage qui était en train de vivre cette expérience-là. En revanche, je ne me suis pas renseigné sur la vie in utero. Le seul témoignage que je peux avoir est ma naissance mais elle est maintenant très lointaine. Cela dit, ce qui fait que le personnage s’accommode de cet espace étrange vient surement du fait qu’effectivement, il lui est familier malgré tout. 

ED : Esthétiquement, les descriptions de l’appartement ont quelque chose de surréaliste. On imaginerait presque des tableaux de Dali. Après tout, il n’y a qu’un pas entre le « lit sein » et le « canapé bocca ». Ce courant artistique vous a-t-il inspiré ? 

NJ : C’est génial parce qu’effectivement, non seulement ma mère est peintre mais en plus, elle est fan de Dali (rires). Elle a peint plein de tableaux de femmes enceintes, des corps distendus, des arbres enceints aussi ! Il y avait déjà ce rapport à la chair, aux corps et aux décors qui se transforment. Et je réalise que ces tableaux, je les ai chez moi, je les vois donc tous les jours sans en avoir conscience. C’est fou ! Ce sont les lecteurs qui me font remarquer des aspects de mon texte auxquels je n’avais pas pensé. 

ED : Un tas de raisons expliquent le titre de votre texte « Cellule ».

NJ : Oui, il y a les cellules du corps, la cellule qui rappelle la prison puis la cellule familiale, d’ailleurs lacunaire au personnage principal. Après s’il y a d’autres interprétations, c’est inconscient. C’est un titre qui renvoie à plusieurs aspects du texte. En réalité, il devait s’intituler « CoKon » mais Zone Critique m’a proposé « Cellule » qui rappelle aussi l’idée de cocon. 

ED : Votre texte renvoie au deal présent dans la série Squid Game qui consiste à se sacrifier au service d’une expérience rémunérée. Qu’est-ce que ce troc moderne raconte pour vous ?

NJ : C’est vrai, mais au-delà de l’aspect pécuniaire de ce troc, c’est surtout que je tourne autour des failles de mon héros dont on sent qu’il n’a pas eu de cellule familiale justement. On sent qu’il est seul, que sa vie n’est pas intéressante. Naît donc en lui cette envie de vivre quelque chose même si c’est bizarre. C’est cette envie là que j’avais envie d’explorer car j’ai l’impression qu’un tas de personnes ont le sentiment de ne pas vivre pleinement. Le registre de Squid Game est davantage orienté vers les limites de ce que l’on peut donner pour de l’argent. Même s’il y a cette forme de troc dans mon texte, je suis davantage concentré sur la solitude qui interroge notre individualisme et notre besoin d’expérience. Mon personnage trouve une sorte d’osmose dans et avec ce cocon, une sorte de miroir et de répondant. Cela vient de ses failles qu’il n’a jamais pu combler.

Le personnage trouve une sorte d’osmose dans et avec ce cocon, une sorte de miroir et de répondant.

ED : Votre texte peut être perçu comme le prolongement de la première Vrilles intitulée Les petites lèvres de Victor Dumiot, qui racontait la volonté d’un homme de pénétrer un corps entièrement. 

NJ : Ce n’était pas l’intention car j’ai découvert la nouvelle de Victor après la rédaction de mon texte mais en effet, c’est drôle. Il explore ce sentiment de vouloir revenir à l’intérieur comme le disait si bien Freddie Mercury dans la chanson « Mother Love » de l’album posthume de Queen « Made In Haven ». Comme si la boucle devait être bouclée ou bien comme si finalement, à l’extérieur, c’était trop dur, qu’il fallait revenir dans la matrice, le cocon. Moi, je traite de la suite de la prise de décision d’y retourner. Qu’est-ce qu’on fait une fois qu’on est revenu au point d’origine ?

ED : Vous vous intéressez au corps de l’intérieur et non de l’extérieur, ce qui détonne dans une société de l’apparence. 

NJ : On ne s’est jamais autant filmé, on se transforme pour bien passer à l’image à tel point qu’on n’oublie qu’on est faits de chair et de sang et que notre mécanique fonctionne grâce à ça. C’est aussi la question de l’acceptation de soi, du vieillissement des cellules, des limites de notre corps. Je n’ai pas de solution à proposer pour favoriser une reconnexion mais il le faudrait. D’ailleurs, la fin de mon texte peut être lue de manière assez optimiste.

Il y a toujours d’autres issues possibles que celle du drame qu’on veut nous imposer. 

ED : La fin surprend, puisque le cobaye, votre héros, va particulièrement s’attacher à son « CoKon ». Quel propos, quel message, se cache derrière cette symbiose, intensément érotique, que vous racontez ? Est-ce une métaphore ?

NJ : J’ai écrit pas mal de sciences-fictions mais j’ai du mal avec les dystopies pessimistes. L’idée de dire à chaque fois que le monde vers lequel on va court vers l’effondrement me lasse. Je me suis dit qu’effectivement, on allait droit dans le mur mais qu’on allait aussi le défoncer pour tout construire différemment. Après, je suis de nature optimiste. La fin ouvre presque sur un nouvel ordre possible et j’avais envie de montrer que justement, tout était possible à condition de repenser nos valeurs pour casser les blocages. C’est sûrement ça mon message, qu’il y a toujours d’autres issues possibles que celle du drame qu’on veut nous imposer. 

ED : Est-ce que créer cette « cellule » était aussi une manière de questionner l’habitat et nos modes de vie ?

NJ : Oui, nécessairement. Nous vivons dans des lieux dans lesquels tout est optimisé, l’espace et la praticité dans une esthétique pensée. On se retrouve piégé dans l’optimisation de notre habitat. Il suffit d’un enfant et c’est le grand bouleversement, tous les pièges tombent à l’eau (rires) ! Les enfants remettent en question notre rangement en permanence. Ils nous ramènent vers une autre façon de réfléchir et nous réapprennent à penser plus « naturellement » l’espace. C’est une vraie confrontation avec notre conditionnement que « Cellule » interroge aussi à travers cet appartement.

Je voulais raconter le fantasme de l’amour parfait.

ED : Votre texte a aussi une dimension psychologique forte puisque le héros devient complètement dépendant de cette cellule. Que vouliez-vous raconter à travers cette relation ?

NJ : Je voulais raconter le fantasme de l’amour parfait. On fantasme beaucoup sur la fluidité d’une relation amoureuse. D’ailleurs, mon personnage s’emballe très vite au contact d’Ambre qu’il rencontre dans son immeuble. On entretient une illusion totale de l’amour au fil des années. C’est un mythe que nos parents nous ont transmis. Cette cellule est la métaphore du partenaire idéal, de cette relation amoureuse parfaite qui n’existe évidemment pas, où l’autre répondrait à tous nos besoins avant même qu’on en ait conscience.  

  • Cellule, Norman Jangot, Collection « Vrilles », mars 2025.
  • Crédits photo : ©Philippe Matsas.

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