Après avoir publié son premier roman « Maman, la nuit » aux Éditions Noir sur Blanc, Sara Bourre revient avec une nouvelle intitulée « La favorite » pour la collection Vrilles du média Zone critique. Sombre et puissante, son écriture poétique s’empare du lecteur pour raconter l’ivresse désespérée d’une femme habitée par la culpabilité et le manque. Un entretien d’Estelle Derouen.
Estelle Derouen : À travers le “tu” et le “je”, vous nous présentez une femme prise de nausée et de vertige, qui entretient une relation particulière avec le vin rouge lui permettant d’aimer et ressentir plus intensément. Règne une opacité sur les origines de sa dépendance. Est-ce que le flou entretenu par l’alcool lui permet de survivre à ses douleurs ou bien accentue-t-il l’angoisse ?
Sara Bourre : Le texte commence par un échec amoureux, plutôt banal, c’est le départ d’un homme, son indifférence qui va déclencher chez la narratrice le désir d’alcool. On comprend que cet homme pourrait être un autre, il n’a pas de réelle singularité mais il s’agit plutôt d’un prétexte. Si le texte se déroule sur une nuit, c’est une nuit qui se répète, la narratrice est prise dans un cercle infernal et vicieux.
Il est question d’un désir – au sens très large – qui n’a nulle part où s’accrocher, qui reste comme en suspens, sans destination, et c’est là que l’alcool entre en jeu, faisant croire à la possibilité d’un miracle, l’apaisement d’une angoisse existentielle. Bien évidemment cela n’a jamais lieu. J’ai voulu explorer une confusion : celle de la recherche d’un absolu, qui par son impossibilité même nous fait tomber dans des gouffres – amoureux, d’addictions…
ED : Et ces différents niveaux de lectures laissent place à diverses interprétations, vous vouliez favoriser une interprétation très personnelle du lecteur ?
SB : Je me suis laissée porter par l’écriture, sans objectif réel de rendu. Ce qui m’intéressait ab initio c’était de travailler sur l’ivresse, et son lien avec le désir. C’est de là que vient le flou, le brouillard dans lequel se débat la narratrice est celui de l’alcool et d’un certain désespoir qui gagne du terrain au fur et à mesure que la nuit avance.
Il est question d’un désir – au sens très large – qui n’a nulle part où s’accrocher, qui reste comme en suspens.
ED : Et dans ce flou, un élément très précis qu’est l’âge de cette femme, pourquoi ?
SB : J’aurais pu ne pas lui en donner, c’est vrai. Si je suis honnête, je crois que c’était pour me dissocier d’elle.
ED : On sent la démence du personnage qui s’accapare l’espace. Le lecteur a accès à ses visions, à ses hallucinations et plonge dans la complexité de son état. Quelle était votre ambition dans l’exploration psychologique de ce personnage ? Vous vouliez aller jusqu’où avec ce texte ?
SB : Je voulais écrire une nuit, une nuit qui serait une parmi tant d’autres, représentative du cercle infernal dans lequel plonge la narratrice. Tout finit par se confondre.
Je voulais évoquer la honte, aussi. Toutes les femmes qui lui apparaissent sont à ses yeux plus fortes, plus belles, plus dignes, elle se sent jugée par ces fantômes qui hantent son appartement. Face à elles elle a un sentiment d’une grande indécence, d’une incapacité terrible, en raison de l’alcool, de ses échecs amoureux, etc. Ces femmes qui l’entourent ont des regards sévères à son égard, mais elles illustrent aussi la manière dont elle se perçoit elle-même.
Sur la destination de « La favorite » et de ses effets, je n’avais pas d’idées précises. Je me suis complètement laissée porter sans arche dessinée au préalable. En réalité, je ne savais pas jusqu’où ce personnage irait dans sa nuit.
ED : Difficile de passer à côté de l’influence de la poésie dans votre écriture. Cette nouvelle se lit comme un sombre poème qui raconte une douloureuse plongée dans l’abîme. C’est une forme qui vous a inspiré ?
SB : Je songe rarement à la forme. Par contre j’écris beaucoup à l’oreille et je suis très attachée au rythme. Ce rapport à la musicalité et l’évocation d’images me rapprochent de l’écriture poétique. Et puis j’ai toujours lu de la poésie, elle m’accompagne au quotidien. Pour moi, c’est à la base de tout texte et de tout geste d’écriture. Ce qui est sûr, c’est que je n’ai pas envisagé ce texte comme un poème mais je l’ai laissé prendre sa forme naturellement, instinctivement.
Je n’intellectualise pas tellement l’ambition d’un texte avant de l’écrire car je sais que l’écriture m’emmènera de toute façon ailleurs et que cela échappe à mon contrôle, d’une certaine manière. Si j’ai des idées trop précises, je ne parviens pas à les suivre.
Je voulais écrire une nuit, représentative du cercle infernal dans lequel plonge la narratrice. Tout finit par se confondre.
ED : D’ailleurs, à un moment vous écrivez « Savez-vous le temps qu’il faut pour marcher de soi jusqu’à l’autre ? », cette phrase qui interroge de multiples façons interpelle sur votre rapport à ce texte et votre propre chemin pour le construire.
SB : Si je suis honnête, ça part d’une histoire d’amour un peu foireuse, plutôt insignifiante dans le sens où elle n’a pas vraiment existé (rire). Je suis partie de choses vécues, de sensations réelles, et l’écriture me permet de les amplifier, d’en explorer les extrêmes, de les déployer pour en faire autre chose. Bien-sûr, je me suis sentie très proche du personnage et c’est ce qui m’a permis de créer ce brouillard, ce trouble.
En général j’écris davantage le matin, mais étrangement l’écriture de ce texte a eu lieu exclusivement la nuit.
ED : D’ailleurs, il est question d’un d’échec amoureux qui n’a pas vraiment d’importance mais qui sert de déclencheur.
SB : Complètement, cet échec amoureux n’est pas le sujet même si c’est ce qui la plonge dans cette longue nuit d’ivresse. C’est un prétexte.
ED : La nouvelle a quelque chose d’organique. Le vin rouge est comme le sang, la lave noire ou comme l’encre qui permet d’écrire finalement. On sent qu’il vous inspire poétiquement autant qu’il agit sur le personnage. Pourquoi le vin rouge et pas autre chose ?
SB : Il est vrai que le vin rouge correspond bien à cette dimension organique et corporelle du texte pourtant je ne l’ai pas choisi à dessein. L’alcool met souvent dans ce paradoxe, on aimerait sortir de soi, exploser nos contours physiques, dans un élan de fuite en avant, et en même temps, il nous ancre de manière tellement lourde dans ce qu’on est, nous emprisonne et nous empêche.
Le choix du vin rouge n’a pas été réfléchi pour des raisons esthétiques et poétiques même s’il permet le développement d’un champ lexical très organique et aide au déploiement poétique et atmosphérique du texte.
ED : L’ambiance est poignante, cadencée par les battements de son cœur omniprésents. Est-ce une manière de rappeler la vie, comme une lueur d’espoir, malgré son état de culpabilité, ou a contrario la manifestation de sa solitude devenue insupportable par le silence ?
SB : Une chose m’intéresse tout particulièrement, c’est la vitalité qui persiste dans les endroits de désespoir et de dépression. Les battements du cœur constituent une preuve du vivant, le rythme, ce qui continue.
Dans cette quête d’absolu, il y a aussi la recherche de sa propre adrénaline. Les battements du cœur sont aussi ce besoin de s’accélérer, que ce soit dans l’autre, dans l’alcool ou dans des expériences extrêmes.
ED : Une autre cadence domine le texte, celui de l’automatisme de l’addiction. « l’alcool bat la mesure. Heure par heure, vie par vie. ». À une époque où l’on parle beaucoup des conséquences de la drogue, vous rappelez que l’alcool en est une. Cela vous importait ?
SB : Ce n’était pas l’objectif. Mais bien-sûr, ce texte parle d’addiction, de ce qui prend possession du corps et qui impose à une existence son propre rythme. Ça m’intéressait de disséquer le mécanisme à l’œuvre dans ces comportements, ces obsessions.
ED : C’est un sujet que vous gardiez à l’esprit ?
SB : Oui, et j’étais ravie d’avoir cette opportunité car le format court, propice à cette exploration, me permettait de condenser cette nuit-là. Sur un roman, j’aurais probablement manqué de souffle mais peut-être que je m’y essayerai plus tard…
- La Favorite, Sara Bourre, Vrilles, 2024.
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