Guðmundur Arnar Guðmundsson : « Il y a toujours un espace pour l’espoir » 

Avec Les Belles Créatures, son deuxième long-métrage, Guðmundur Arnar Guðmundsson nous montre la singularité du monde adolescent. Le réalisateur islandais a accepté de nous parler de la circularité de la violence, de ses inspirations et, surtout, de sa bande de mauvais garçons. 

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Tout au long de votre filmographie, que ce soit dans vos courts-métrages ou dans votre premier long-métrage, Heartstone, un été islandais, vous vous êtes attaché à filmer l’adolescence. Les Belles Créatures ne fait pas exception. Qu’est-ce qui vous fascine dans cette période ? 

Ce qui me fascine dans l’adolescence, c’est son intensité. Tous les quelques mois, vous vivez quelque chose de nouveau, qu’il s’agisse de votre premier baiser, de votre première relation amoureuse, ou même de vos premiers vrais conflits, qui vous paraissent monumentaux. Il y a souvent une véritable rupture entre les adolescents et les adultes. Comme s’il s’agissait de deux mondes distincts. Je me souviens de la façon dont les adultes nous jugeaient, moi et mes amis, lorsque nous étions adolescents. Ils se méprenaient sur le poids des situations dans lesquelles nous nous trouvions. À l’époque, je pensais souvent que si les adultes pouvaient voir notre monde tel que nous le vivions, ils comprendraient les choses différemment. Il y a aussi une certaine pureté à découvrir la complexité de la vie et le moment de la perte de l’innocence. C’est en grande partie ce qui m’a poussé à raconter cette histoire : montrer l’expérience de l’adolescence telle que je m’en souviens, sans l’édulcorer ni la simplifier. Je pense que les adolescents comme les adultes peuvent s’identifier à ce récit. 

Vous filmez avec de jeunes acteurs, dans une œuvre avec des scènes difficiles. Leur prestation est impressionnante. Comment avez-vous travaillé avec eux ? 

C’est un processus long et minutieux. Le casting a commencé environ un an avant le début du tournage. Comme nous n’avons pas d’acteurs professionnels de cet âge en Islande, nous avons lancé un appel à casting ouvert. Si leurs parents ont reçu l’intégralité du scénario, nous avons aussi discuté des éléments difficiles de l’histoire avec les garçons sélectionnés, afin qu’ils comprennent bien de ce qui leur serait demandé. Cette transparence a permis d’instaurer, dès le départ, un climat de confiance. À partir de là, nous avons travaillé pendant près d’un an avec les garçons. Deux ou trois fois par semaine, ils faisaient des exercices et des jeux, pour se familiariser avec le métier d’acteur. Nous leur avons présenté le scénario petit à petit, pour s’assurer qu’ils se sentaient confiants dans leurs rôles avant d’aborder les scènes difficiles. Nous avons également fait appel à une coordinatrice d’intimité pour travailler avec eux sur ces scènes-là, et ils n’étaient obligés à rien s’ils n’étaient pas à l’aise. Ce n’était pas de simples répétitions ; nous voulions créer un espace où ils pouvaient explorer pleinement leurs personnages et leurs émotions, tout en sachant qu’ils bénéficiaient d’un soutien total. Je pense que c’est la raison pour laquelle leurs performances sont si authentiques dans le film. 

Belles créatures présente une Islande que l’on a peu l’habitude de voir en France. Loin des fjords et des paysages renversants, la bande d’amis évolue dans un quartier gris de Reykjavik et en sort très peu. Si je ne me trompe pas, le plan le plus large du film donne sur une zone portuaire plus ou moins désaffectée. 

Je voulais que Les Belles Créatures montre un aspect de l’Islande qui n’est pas souvent dépeint : la réalité urbaine de Reykjavik. L’histoire se déroule dans les ruelles et les jardins de la ville, le genre d’endroits où les adolescents se rendent pour traîner et se libérer de la présence des adultes. Cet environnement confiné et quelque peu isolé reflète l’état émotionnel des personnages, qui sont souvent pris au piège de leurs propres luttes. J’ai utilisé des plans rapprochés pour mettre l’accent sur la vie intime des garçons, et non sur les vastes paysages pittoresques que l’on associe généralement à l’Islande. Les images s’ouvrent cependant lors des séquences de rêve du personnage principal, où on voit des espaces plus grands et dégagés. 

Justement, la caméra est toujours en mouvement, au plus près des acteurs. Comme si le monde extérieur ne comptait pas. 

Je souhaitais m’immerger dans le monde de ces garçons. À cet âge, les amis représentent tout, et le monde extérieur n’a pas beaucoup d’importance. Je voulais que le public soit à leurs côtés, qu’il ressente cette fusion et cette intensité. Filmer de cette manière a aussi aidé les acteurs : ils avaient la liberté de bouger comme ils le souhaitaient. Même si le scénario n’était pas improvisé, leurs mouvements l’étaient souvent. Ils pouvaient utiliser leur corps librement, et la caméra les suivait, comme si elle dansait autour d’eux. Cela a donné un aspect plus naturel et vivant aux scènes, en capturant leurs émotions et en donnant aux performances une grande spontanéité. 

Le début de votre film accorde une certaine place à l’école. Mais dès que Balli s’intègre au groupe, on ne revoit plus le lycée. Pourquoi cette disparition ? 

Le film commence par suivre Balli dans son quotidien. Isolé chez lui, son lien avec le monde extérieur se fait par l’intermédiaire du lycée où il est victime de harcèlement. Mais, lorsque les garçons – ou plus précisément Addi, le personnage principal – décident de l’intégrer à leur groupe d’amis, tout bascule. Nous ne suivons plus l’expérience isolée de Balli mais le monde des garçons, et Addi devient le personnage central. Pour Addi et ses amis, la maison de Balli devient un endroit où passer du temps sans les adultes, et leur priorité n’est pas l’école. C’est peut-être mon propre dilemme avec les écoles, mais dès que j’ai pu, je n’ai pas voulu y retourner ! Supprimer le lycée n’était pas une décision délibérée ; il devient simplement inutile à mesure que d’autres aspects du quotidien des garçons prennent le dessus. 

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Si le monde de l’adolescence est généralement autocentré, vos personnages sont, eux, presque en autarcie. Vous tracez un portrait très fin de ces garçons qui font bande à part, et des relations de pouvoir entre eux. 

Les garçons des Belles Créatures évoluent dans leur univers, où ils établissent leurs propres règles et construisent leurs propres dynamiques de pouvoir. Ils réagissent souvent avec immaturité, et ne prennent donc pas toujours les meilleures décisions. Mais le groupe procure à chacun d’entre eux un sentiment d’appartenance et d’identité très fort : leurs amitiés sont un mélange de soutien, de loyauté et de tension. Elles ne sont pas parfaites mais elles sont un point d’ancrage essentiel dans cette période où il faut naviguer entre la difficulté de grandir et la complexité de trouver sa propre voie. 

Bien que conscients des échecs des adultes, la bande reproduit certains de leurs comportements. Je pense notamment à leur rapport à la violence et à la masculinité. Comment avez-vous travaillé sur cette dualité ? 

Les garçons ne sont pas vraiment conscients de la masculinité toxique qui influence leurs actions. Ils agissent simplement en fonction de ce qu’ils ont appris. Le film ne juge pas leur comportement, mais observe plutôt ces schémas et la façon dont ils sont transmis. Il y a une certaine gradualité : les garçons un peu plus âgés que la bande d’amis sont plus perdus qu’eux, et les hommes adultes le sont encore davantage, ce qui a des conséquences très sérieuses. Et en même temps, il y a ce sentiment sous-jacent que les garçons, en particulier Addi, aspirent à quelque chose de différent. Et à la fin du film, il y a de l’espoir. Le film montre que, même s’il est difficile de rompre avec cette violence, il est important et possible de trouver sa propre voie.

Le coming of age est un genre très prolifique. Vous êtes-vous appuyé sur des références cinématographiques particulières

Les films qui m’ont influencé m’inspirent tous différemment. Pour Les Belles Créatures, j’ai pensé à des films comme Gummo d’Harmony Korine et Stand By Me de Rob Reiner. Dans Gummo, c’est la brutalité et la réalité presque documentaire qui m’ont vraiment marqué. On y trouve quelque chose de graveleux et de non filtré, ce que je voulais apporter à mon film. Avec Stand By Me, il s’agit davantage de l’amitié et de l’amour profond qui unissent les garçons, de la façon dont ils comptent les uns sur les autres, ce qui est également au cœur de mon film. Bien sûr, il y a également des références visuelles que je dois à d’autres films, mais j’ai vraiment cherché des éléments provenant d’influences très différentes ; l’essentiel était qu’elles résonnent avec ce que j’essayais de créer. Un des défis de Belles Créatures était d’aborder la ville de Reykjavik, qui a beaucoup changé visuellement au cours des dernières décennies, tout en restant fidèle à mes propres expériences et aux spécificités du contexte islandais. 

Votre film a une dimension très réaliste, dans sa représentation de la violence de la société islandaise et de l’adolescence. C’est pourquoi toute la dimension onirique qui se développe en deuxième partie m’a étonné. C’était important pour vous, de l’intégrer ? 

Les passages oniriques reflètent une autre dimension du monde intérieur des personnages. Bien que le film soit ancré dans la réalité, je voulais créer un espace où puisse se développer le penchant mystique et intuitif de chacun d’entre nous. En Islande, nous avons un fort lien culturel avec le mystique, avec les histoires de forces invisibles ou surnaturelles, et cette influence se retrouve naturellement dans le film. Pour Addi, ces rêves et ces visions, ainsi que son intuition, sont un moyen d’exprimer ce qu’il ne peut pas formuler dans la vie réelle. Son intuition le guide tout au long du film, comme une boussole interne, l’aidant à donner un sens au monde et à naviguer à travers des situations difficiles. Les rêves montrent ses peurs intérieures, ses désirs et son souhait d’échapper à la situation qui l’entoure. Je pense que ces moments permettent au public d’accéder à des strates plus profondes des personnages. Il ne s’agit pas seulement de leurs réactions face aux évènements qui surviennent, mais de la manière dont ils s’en remettent en leur for intérieur. Je voulais suggérer que même dans un contexte difficile, il y a toujours un espace pour l’espoir si vous suivez votre propre chemin.

Entretien réalisé par Pauline Ciraci, le 23 septembre 2024. 


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