Anthony Lapia

Entretien avec Anthony Lapia et Majd Mastoura : « Vénère, c’est le mot que je cherchais »

Pour la sortie d’After, son premier long-métrage, Anthony Lapia nous reçoit dans son appartement du 18e arrondissement, entre Barbès et La Chapelle. Avec Majd Mastoura, qui incarne Saïd, l’un des rôles titres du film aux côtés de Louise Chevillotte, ils évoquent la genèse éprouvante d’un film intense et engagé.

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J’ai vu au générique du film qu’il y avait toute une production technique autour de la fête que l’on voit dans After. Vous auriez pu aller filmer dans une fête déjà existante : comment la nécessité d’organiser votre propre fête s’est-elle imposée dans la production du film ?

Anthony Lapia : On était d’abord partis du principe qu’on n’organiserait pas nous-même une fête, parce que c’est un film qui a très peu de moyens. À l’origine, le projet est un court-métrage qu’on a écrit, tourné et monté ensemble avec Majd et Louise, les acteurs, et avec Natalia qui est la productrice artistique du film. Au départ, le court-métrage commence à la fin d’une soirée : les lumières de la boîte se rallument, et les deux personnages décident d’aller faire un after à l’appartement de Félicie. Au moment de passer au long-métrage, on a décidé d’intégrer la fête directement au film. On a fait quelques essais, on est descendus avec Majd à Marseille pour faire une première session de tournage, mais on s’est rendus compte que le dispositif documentaire était trop contraignant, et que ce n’était pas rentable par rapport à l’énergie qu’on déployait.

Majd Mastoura : Et surtout, même si les gens du club étaient accueillants, on ne pouvait pas faire tout ce qu’on voulait. Les fêtards n’étaient pas toujours disposés à être filmés, déjà, et puis on ne pouvait pas les gérer : on ne peut pas dire aux gens qui font la teuf « est-ce que tu peux aller ici ? », etc. C’est à partir de là que l’idée qu’il allait falloir faire notre propre fête a commencé à naître.

Dans la fête telle qu’on la voit dans le film, une opposition très nette se dessine entre des lieux « parlés », ceux aux abords de la piste, et un espace « muet » qui est celui de la danse, où seule la musique se fait entendre. Comment as-tu construis cette opposition spatiale ?

AL : Tout se passait au même endroit. Le lieu était vraiment pensé comme une boîte de nuit faite pour recevoir des gens, entre nous on l’appelait « le mini club ». Le film offre une perception très abstraite de l’espace : on a l’impression que c’est très grand justement par la façon dont on a travaillé en post-prod, de façon à reconstruire cet espace sensoriel.

Pour ce qui est de la question du son, on avait commencé par capter les sons des acteurs et des personnages secondaires par des micros avec des hautes fréquences atténuées, pour n’entendre que les voix. Mais au moment du montage sonore, on avait des prises de son qui fonctionnaient mais pas tout le temps, pas toujours sur les bons comédiens qui étaient cadrés, etc. On a fini par ne garder que de la musique très brute. La question s’est posée plus tard de faire réémerger ces paroles, mais pour finir on avait la sensation qu’on comprenait déjà tout ce qui se passait dans la boîte de nuit, les interactions entre les gens, et qu’on n’avait pas besoin de venir souligner ça par le dialogue.

Madj, de ton côté on te voit tour à tour dans les scènes jouées et dans les scènes dansées. Comment as-tu appréhendé ces scènes de danse, par rapport à des scènes de jeu plus classiques ? Est-ce toujours Saïd, le personnage, qui danse, ou bien est-ce Majd ?

MM : Pendant le tournage, il y avait des moments où on tournait uniquement des scènes de danse : « Saïd qui danse », « Félicie qui danse », etc. C’était facile dans ces moments, c’est moi qui dansais, j’étais dans le beat. Mais je me souviens aussi d’Anthony qui vient me chuchoter à l’oreille : « moins de bras ». Anthony avait une vraie idée de ce qu’il voulait, une vraie direction à suivre. Je pense qu’il trouvait parfois que je dansais de façon trop « légère ». Il voulait quelque chose de plus intense, comment dire ? De plus vénère, voilà le mot que je cherchais.

Mais parfois c’était uniquement Saïd qui dansait, parfois je n’avais pas du tout envie de danser. Dans les moments où j’étais trop fatigué, après plusieurs heures de techno, quand mon corps me lâchait, ce qui restait de mon système nerveux je l’exploitais au service du personnage, pour retrouver la joie festive de Saïd. Dans ces moments-là je faisais mon vrai travail de comédien.

Dans toutes ces scènes de fête, il y a une sorte de mise à égalité entre tous les danseurs, il n’y a pas de vraie séparation entre les acteurs et les figurants.

AL : C’est exactement ce que je voulais mettre en scène, c’est cool que cela fonctionne. C’est comme si on jetait une sorte de caméra à tête chercheuse dans une teuf, un regard qui viendrait glisser sur la multitude des visages. Il y a d’abord cette séparation de cadre très forte, des individus saisis dans une logique de portraits successifs. Et puis pour finir la narration vient attraper cette histoire-là, celle de Saïd et Félicie, comme elle aurait pu en attraper une autre.

On passe d’abord par une série de personnages secondaires dont certains pourraient aussi bien être des personnages principaux, avant d’en venir aux personnages centraux. Pour ce qui te concerne, Majd, comment as-tu vécu le fait d’être d’abord un parmi la foule, avant d’émerger parmi le casting ?

MM : C’est le point de vue du spectateur, ça. Pour moi cela ne change pas grand-chose : j’ai un personnage, j’ai un texte à travailler. C’est plutôt une question d’écriture et de mise en scène, et pas de direction d’acteurs. Mais je trouve ça intéressant : il ne s’agissait pas vraiment de l’émergence de deux personnages principaux, mais plutôt de deux figurants, si on peut dire, deux personnages secondaires avec qui on a décidé de rester un peu plus longtemps. Et d’ailleurs plus tard quand ils vont dans l’appartement, le montage continue à faire des allers-retours entre ces personnages-là et la boîte de nuit, le chœur des fêtards. Il y a seulement une sorte de zoom sur eux.

J’aime bien la façon dont tu joues cette partie-là, Majd. La façon dont tu joues la personne qui vient d’entrer dans un appartement inconnu, qui regarde autour d’elle un peu penaude, cette gêne.

MM : Oui, l’idée c’était de jouer quelqu’un qui est gêné d’être introduit dans l’espace de quelqu’un qu’il vient de rencontrer il y a dix-quinze minutes. Ce qui joue aussi beaucoup, c’est la différence des codes entre eux, comme quand Saïd propose à Félicie de lui rembourser les bières qu’elle lui offre : comment communiquer, comment retrouver un langage commun ?

Le film le fait de façon assez subtile, ce n’est jamais asséné, on n’a pas l’impression que la communication est impossible entre eux.

MM : C’est le contraire qui se passe : tout dans leur vie est fait pour les séparer, mais ils se rencontrent grâce à la techno, grâce à la fête. C’est une rencontre dans le sens profond du terme, de deux solitudes qui se trouvent. Saïd et Félicie viennent de deux origines très différentes, d’un présent très différent, le travail de chacun, le milieu social, l’entourage de chacun et même la façon dont ils se projettent dans le futur. D’un côté il y a les utopies révolutionnaires de Saïd, et de l’autre la vision très sombre du futur de Félicie, sur l’avenir de la société et du monde. Et grâce à la fête, à la curiosité, au plaisir qu’ils ont d’échanger, la rencontre a lieu malgré le fait que Saïd lui ait proposé de rembourser la bière…

Le dialogue entre Saïd et Félicie à l’appartement est la partie centrale du film. Comment s’est déroulée l’écriture de ce dialogue ?

AL : L’écriture du film est particulière. À l’origine, le court-métrage était beaucoup plus parlé, inspiré de Rohmer, d’Eustache. L’écriture a été un travail collaboratif de longue haleine avec Louise et Majd, on s’est énormément vus pendant des mois et des mois, à brasser les personnages. Moi j’écrivais, et on discutait ensemble, le texte faisait des allers-retours.

MM : Si je me souviens bien, il n’y avait pas d’improvisation mais plutôt des réécritures ensemble.

AL : C’est ça, on lisait, on débattait de ce que les personnages portaient en eux. On a progressivement affiné le propos des personnages, la confrontation idéologique entre eux deux. Cette partie vient d’une inspiration très littéraire, celle de Dostoïevski et la façon dont chez lui, les personnages incarnent des idées, des archétypes, des rapports au monde. On a fait ce travail de façonnage progressif, pas tout à fait à six mains mais dans un travail d’approfondissement commun.

Dans le dialogue, Félicie prend peu à peu l’ascendant sur Saïd et part dans une longue prise de parole que tu as choisi d’interrompre subitement par une coupure de courant.

AL : Le Deus ex machina, oui ! Il était prévu depuis le début d’ailleurs. À ce moment-là Saïd a fini par abandonner, et Félicie part dans un loop mental, elle déferle et plus rien ne peut l’arrêter — à part le cinéma. J’avais aussi l’envie de faire ce plan au noir, qui fonctionne bien au cinéma, et de tout faire en 5.1 avec les déplacements des personnages. Le rapport à la lumière dans le film est particulier, il y a une progression lumineuse de la nuit au jour, et je trouvais ça important qu’il y ait ce passage au noir. Avec le moment caravagesque où Félicie allume sa cigarette, et puis toute la partie où Saïd erre à la lumière du téléphone dans cette cour très bizarre. L’appartement où je vivais alors se prêtait bien à ces jeux de lumière, c’est aussi le lieu qui appelait à inventer le dispositif de tournage.

À la fin du film, Saïd quitte l’appartement dans une lumière aveuglante, avec un fort effet de surexposition. Il roule ensuite sur la rue de Rivoli, avant de s’arrêter et de sortir de sa voiture, pendant qu’une rumeur gronde dans les rues comme si une révolution éclatait. Quelle valeur donnes-tu à cette séquence finale ?

AL : Il y a plusieurs choses qui s’entrelacent là-dedans. Le film aurait pu s’arrêter sur Saïd en train de conduire, cut, ça fait une très bonne fin. Mais le problème c’est qu’on s’arrêtait uniquement sur le parcours de nos personnages. L’idée était d’ouvrir le film à quelque chose de plus large que l’histoire de Saïd et Félicie, de s’extraire un peu du récit sentimental pour aller vers quelque chose de plus global, qui venait résonner avec les conversations qu’ils avaient eues dans l’appartement. Cette grande surexposition progressive était une sorte de mise en scène a minima d’un thème apocalyptique. La référence, c’est d’abord juste la sensation qu’on a en passant d’un espace sombre à la lumière du jour, les yeux qui sont explosés pendant quelques secondes. C’est aussi une image référence, celle des essais nucléaires américains des années 50. Ces fameuses vidéos où l’on fait exploser des bombes atomiques à proximité de villes reconstituées, avec des mannequins dans des maisons vides. Avant le souffle de l’explosion, on a ce flash extrêmement blanc, c’est cet effet que j’ai voulu reproduire ici.

En ce qui concerne le choix des beaux quartiers, la rue Rivoli qui débouche sur la place de la Concorde, ce sont des endroits où les Gilets jaunes sont passés en 2018. C’est cet imaginaire de la manifestation, de la révolte qui est central, de la même façon que le récit de Saïd est central dans la narration parce que lui est dans le mouvement, par rapport au pessimisme plus statique de Félicie. Lui est tendu vers quelque chose, vers une utopie. Je m’efforce d’être plutôt du côté de l’utopie que du pessimisme, avec beaucoup d’efforts, et j’ai voulu clore le film sur une forme d’onirisme.

MM : Le fond du dialogue de Félicie et Saïd a été écrit avant les Gilets jaunes, et j’ai trouvé qu’il y avait quelque chose de presque prophétique dans ce qu’écrivait Anthony. À l’époque, cela faisait quelques années que je ne suivais plus la vie politique française, et que j’avais rompu avec le militantisme en Tunisie, et je me suis reconnu dans ce que Saïd disait sur la crise politique que personne ne voit arriver, et qui finit par exploser, d’abord avec les Gilets jaunes, puis d’autres crises encore jusqu’à aujourd’hui. De la même façon, au moment de l’écriture Anthony imaginait une rue de Rivoli totalement vide. Quelques mois plus tard, on apprenait le sens du mot confinement et on voyait les rues de Paris désertes.

La conversation entre Saïd et Félicie, dans l’appartement, aboutit à une scène de sexe, mais ce n’est pas une scène telle qu’on l’attendrait dans un film axé sur la teuf. Il n’y a pas d’acte explicite, très peu de nudité et de façon générale beaucoup de douceur, de tendresse. C’est, de ta part, un choix de mise en scène bien plus fort que d’avoir cédé à la tentation de la scène de sexe classique.

AL : Je pense que c’est un peu ce qui anime toute la rencontre : un mouvement très fluctuant entre un désir qui monte et ne monte pas, une pulsion qui commence et qui s’arrête. Bien sûr il y a quelque chose d’un peu évident dans l’invitation de Félicie, au départ elle s’attend à ça, mais Saïd lui ne prend pas cette direction, il se noie en mots, il se laisse porter comme par sa gêne. C’est tout le principe de cette rencontre, qui la transforme justement en rencontre et pas uniquement en plan.

MM : Oui, s’il n’y avait que le plan il n’y aurait pas de film. Le sexe ici n’est qu’une partie de la rencontre, ce n’est pas la partie centrale ou décisive. Le film s’appelle After, il y a de la techno, de la drogue est pourtant le sexe est marginal, j’aime ce côté déroutant.

Il y a aussi comme une inversion dans l’attendu des rapports : Félicie est très couverte pendant la scène, pendant que ton corps à toi Majd est plus exposé. Ton personnage montre une forme de vulnérabilité.

MM : Ce que j’aime bien dans ce non-acte sexuel, c’est comment il va contre les évidences. L’évidence de la virilité par exemple, qui est un peu déjouée dans le film. L’évidence du mec viril, qui réussit toujours. Ça arrive très souvent en fait que le mec ne réussisse pas l’acte, et cela on le montre assez peu au cinéma.

AL : J’ai envie de rebondir là-dessus. Tout le film est un peu une forme d’extinction du fantasme : j’ai essayé de représenter les choses telles qu’elles sont, et pas telles que les gens les imaginent. Pour la soirée, j’ai essayé d’être au plus proche du réel, de ce que c’est : sans drame, sans truc fantastique, sans délire, sans overdose, sans drama. C’est aussi ce qui se passe à l’appartement : ce n’est pas flamboyant, il n’y a pas de grande scène de sexe où on s’arrache les vêtements. C’est tâtonnant, les personnages se montrent dans leurs failles. C’est aussi un film sur l’épuisement, de la fête, de la drogue. Au bout de ce processus, les personnages s’endorment dans les bras l’un de l’autre, on en vient progressivement à une mise à nu. J’ai voulu capter cette délicatesse. D’habitude on a plutôt une représentation très forte-à-bras, très rentre-dedans comme dans les films de Gaspard Noé, comme une obligation d’envoyer du lourd. Dans After, l’idée était plutôt d’essayer de laisser la puissance naturelle de ce que le lieu créé, et la beauté de la situation toute bête de deux inconnus dans un espace intime, de laisser la place à la situation de se déployer d’elle-même.

Anthony Lapia continue de produire des films avec sa société de production, la Société Acéphale. Il travaille sur son prochain projet au cinéma. Majd Mastoura quant à lui joue dans une création bilingue (arabe et français) de Bérénice de Racine, et prépare sa première pièce de théâtre en tant que metteur en scène. Au cinéma, il continue à tourner dans des films en France et en Tunisie.


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