Eliot Ruffel

Eliot Ruffel : Exister après les pères

Comment se construire lorsqu’on a dix-sept ans et que la masculinité des pères prend à la gorge ? Eliot Ruffel livre une histoire d’amitié bouleversante, le récit plein de tendresse d’un passage à l’âge adulte, avec en fond le bruit des vagues et des chansons de Booba ou de Georgio.

Après ça, Eliot Ruffel

C’est l’été sur la côte normande : les riches propriétaires de maisons secondaires et les touristes lambdas rappliquent, les vieux sortent les transats et occupent la plage comme si elle leur appartenait. La journée, les baraques à frites tournent à plein régime, mais, la nuit, la ville s’apaise, la plage et la jetée se vident. Lou et Max vivent en décalé. Ils ont dix-sept ans, c’est les vacances et il y a deux longs mois à tuer. Ils ont décidé « de vivre la nuit, de dormir le jour », peu importe si leurs mères les traitent de branleurs, après tout, ils n’ont « rien à faire pendant les vacances, à part en attendre la fin ». 

La nuit, les deux garçons errent dans la ville, des cannettes de bières chopées à l’épicerie dans les poches. Si Lou n’est là que depuis un an, Max est en territoire conquis. « Ici, c’est chez lui » alors Lou met ses pas dans les siens et le suit sur les sentiers qui longent la falaise. Ils s’appliquent à effacer leurs traces pour ne pas trahir leur refuge et, perchés sur un bunker, ils regardent la ville s’éteindre, le ferry s’en aller. Les deux amis ne sont pas bavards. C’est un accord tacite, leur silence fait sens. Il faut dire que des fantômes flottent entre eux. Il y a d’abord celui d’Yvan, le grand frère de Max qui est parti un beau jour pour ne jamais revenir, en envoyant au passage les services sociaux à la porte de ses parents, sans grand effet. Et pour Lou, ce sont les souvenirs de son père, qui ne fait plus partie de sa vie, qui lui reviennent, les images de leurs escapades père-fils, les longues virées en voiture dans le Sud ou ailleurs. Sans doute parce que les errances avec Max ont ce même goût de fuite vers l’avant, d’instants volés à la réalité, quelque chose d’hors du temps. 

« Quand on se quitte c’est toujours un peu bizarre. C’est rare qu’on s’aligne, qu’on veuille rentrer en même temps et qu’on prenne le chemin du retour nos pas dans ceux de l’autre. On a du mal à se régler sur la même note. En le regardant enfiler ses chaussures je lis dans ses yeux le même regard qu’avait mon père sur la route quand on remontait du Sud. Le regard qui aimerait que ça ne s’arrête pas, que la réalité soit repoussée à plus tard, quitte à la remettre à demain pour ne pas avoir à rentrer. »

Des pères comme des cow-boys

Premier roman d’Eliot Ruffel, Après ça aborde avec beaucoup de sensibilité et de tendresse le sujet épineux de la paternité biberonnée à une conception de la masculinité qu’on aimerait mettre au tapis une bonne fois pour toute : celle des pères qui se considèrent comme des cow-boys, qui ne jurent que par les soirées foot, ces pères qui apprennent à leur fils à se raser et leur inculquent que « si la peau saignait pas c’est que quelque part il en restait, que le travail avait été fait qu’à moitié ».

Premier roman d’Eliot Ruffel, Après ça aborde avec beaucoup de sensibilité et de tendresse le sujet épineux de la paternité

C’est un livre qui évoque les pères et, comme tous les pères qui se respectent, malgré les 145 occurrences du mot dans le texte, ceux de Max et Lou brillent donc par leurs défaillances et leur absence. Qu’ont-ils à transmettre à leurs fils, ceux qui ont tendance à cogner femmes et enfants à la moindre frustration ? Comment trouve-t-on sa place dans une famille écrasée par la figure du père ? Et qu’est-ce qu’on fait de la colère que ces hommes nous lèguent ? 

« C’est le jour des frites, le jour où Max s’est énervé sur un tocard pour du rab que j’ai compris que sa colère à Max ne lui appartient pas, que la colère il l’a héritée, que comme la calvitie, ça arrive plus vite qu’on le pense mais que surtout, c’est inévitable. »

Heureusement, il y a les frères. C’est Yvan qui a appris à Max à se défendre et à conduire, Yvan qui lui a donné le goût des belles histoires et une conscience aiguë du pouvoir des mots. 

Heureusement, il y a les mères, les femmes. Celles qui font au mieux, qui ont toujours un Coca au frais quand tu passes, celles qui acceptent les sentiments et consolent quand le drame arrive et se répand comme une mer sur les joues, celles qui donnent l’absolution. 

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Diplômé du master de création littéraire du Havre (qui a déjà permis à de superbes romans d’éclore, En salle de Claire Baglin (Minuit, 2022) ou L’Effet Titanic de Lily Nyssen (Les Avrils, 2022) pour ne citer qu’eux), Eliot Ruffel est un artiste complet qui s’intéresse autant à l’écriture qu’à la photographie ou à la vidéo, mais toujours par le prisme de la narration, et on le sent. C’est un premier roman qui n’a pas peur de prendre son temps et qui sait où mener son lecteur. L’écriture a l’amplitude, l’élan et l’expansivité de la jeunesse d’abord, l’innocence première de Lou qui est persuadé « que des frites il y en aura toujours, et pour tout le monde d’ailleurs ». Puis la confusion du blessé, de celui qui essaye de faire sens de la douleur. Tout devient sujet sous la plume d’Eliot Ruffel qui décortique les gestes, les perceptions, dans une narration réfléchie qui donne tout son poids aux détails. L’auteur livre un texte pudique qui prouve qu’il a, comme tous ceux qui connaissent la valeur du silence, le sens du mot juste. 

  • Eliot Ruffel, Après ça, Éditions de l’Olivier, 160 p., 17,50 €, août 2024.
  • Crédit photo : © Patrice Normand / L’Olivier

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