Présenté à la Quinzaine des réalisateurs 2024, le second long-métrage du tandem Poggi et Vinel renverse les conventions. À l’heure où le jeu vidéo est perçu comme une influence néfaste pour la jeunesse, les cinéastes y voient au contraire une échappatoire face à la violence de notre monde.
Il aura fallu six ans à Caroline Poggi et Jonathan Vinel pour revenir au long-métrage. Pourtant les cinéastes n’ont pas chômé, entre 2019 et 2024, ils ont produit trois courts-métrages et autant d’expérimentations visuelles. Ils s’inscrivent dans ce nouveau courant, aux côtés de Bertrand Mandico et Yann Gonzalez, qui ne conçoit pas la forme du long-métrage comme un aboutissement et le court comme une passerelle ou l’unique point d’entrée vers un cinéma plus « adulte ». Proches dans leurs motifs (la culture LGBT et l’hybridation des genres) et radicalement différents dans leurs mises en scène (rien ne ressemble plus à un film de Mandico), les quatre cinéastes ont d’ailleurs été réunis dans le programme Ultra Rêve en 2018. Dans l’héritage de Kenneth Anger ou Jean-Luc Godard, cette vague conçoit tous ses films, court ou long, avec le même degré d’importance, et s’inscrit très justement dans ce déplacement du cinéma vers les plateformes, l’endroit idéal pour y diffuser des œuvres plus courtes, plus expérimentales, des œuvres délaissées par les salles de cinéma. Il n’empêche que la distribution de leurs long-métrages reste tout autant réduite, nichée dans quelques salles poussiéreuses du quartier latin ou de Beaubourg. C’est regrettable et l’on aimerait que leurs films soient visibles par tous, mais ces conditions de visionnage ajoutent au charme de leur cinéma underground et déclassé.
La Nuit et l’ecstasy
Les cinéastes envisagent le jeu vidéo comme le terreau fertile de nouvelles images.
Déclassé, c’est aussi le terme juste pour parler de ce nouveau long-métrage. Eat the night, c’est l’histoire d’une jeunesse déphasée, qui cherche inlassablement une échappatoire éphémère à la vie. Lorsque Pablo introduit sa sœur Apolline au MMORPG (massively multiplayer online role-playing game) Darknoon, c’est sans se douter qu’elle en tomberait follement amoureuse, passant le plus claire de son temps à peaufiner son avatar, à découper des monstres, et à errer dans une nature luxuriante. Lorsque les développeurs décident de fermer tous les serveurs du jeu dans 60 jours, c’est un véritable coup de tonnerre. Un compte à rebours s’enclenche, celui du jeu et celui de l’enfance. En parallèle, Pablo deal de la MDMA et fait la rencontre de Night, jeune homme dont le passé demeure flou, et qui devient son associé. Tourbillon d’amour, déchaînement de violence et tragédies à venir. La beauté de Eat the night tient en sa façon de concevoir son histoire comme un conte, et d’hybrider ainsi le « lore » de Darknoon avec la réalité sociale de Pablo. En témoigne cette magnifique scène où ce dernier emmène Night dans les bois dans lesquelles se trouve une maison abandonnée, sorte de cabane d’ermite réinvestie par Pablo pour en faire un éternel abri enchanté. Là, la conception minutieuse de la drogue se fait comme une potion magique tandis que les étreintes semblent hors du temps. Contrairement à Jessica Forever, le précédent long-métrage de Poggi et Vinel qui regorgeait d’idées visuelles rendues approximatives par un cruel manque de budget, Eat the night, à la fois plus narratif et plus ancré dans une réalité concrète, parvient savamment à faire coexister les multiples genres qui le compose : film social, romance, œuvre fantastique, ou bien film de gangster (son aspect le plus faible). L’élément essentiel qui permet au film de se maintenir, c’est d’abord l’alchimie entre les trois personnages (qui, selon les réalisateurs, résulte de l’alchimie entre les comédiens), mais aussi la proximité de la caméra, et donc des cinéastes, avec ceux-ci. Au milieu de ce mélange hétéroclite, Night (pas surprenant qu’il donne son nom au film) sert de liant entre Pablo et Apolline, dont la relation semble s’être étiolée depuis l’annonce de la fin de Darknoon. Lui qui extrait Pablo du monde virtuel pour le ramener vers la réalité, accepte à son tour de s’immerger dans le jeu et se lie d’amitié avec l’adolescente. Cette étrange magie, qui nous rend les personnages extrêmement attachants, ne fait qu’annoncer avec d’autant plus d’intensité la tragédie à venir.
https://zone-critique.com/critiques/in-water/
Souls-like
Plus tôt dans l’année, avec Knit’s Island, trois réalisateurs, à la manière de journalistes, infiltraient les 250 km2 du jeu survivaliste DayZ et s’interrogeaient sur les motivations des joueurs à se plonger, des centaines d’heures durant, dans cet amas de pixels. Ce documentaire parvenait plus ou moins à la même conclusion que Eat the Night : les joueurs délaissent rapidement l’action, leur utilisation du jeu ressemble bien plus à une longue balade mélancolique. Bien que l’avatar d’Apolline soit doté d’une gigantesque et dévastatrice épée, elle passe le plus clair de son temps à parcourir la « map » à dos de créatures féériques. Et, contrairement aux réalisateurs de Knit’s Island, qui tentaient de ramener le cinéma au sein de DayZ, Poggi et Vinel semblent au contraire envisager le jeu vidéo comme le terreau fertile de nouvelles images. Darknoon, créé de toute pièce pour le film et dont l’esthétique réunis le baroque d’un Dark Souls et les couleurs bariolées d’un Final Fantasy, est peut-être l’élément qui manquait justement à leur cinéma pour donner cette sensation d’achevé. Il permet d’ajouter du grandiose à moindre coût. Ici, pas besoin de milliers de figurants pour donner vie à une onirique scène d’apocalypse (probablement la plus belle scène du film). Bien plus que le mélange des genres qui composent Eat the Night, c’est l’hybridation entre une narration plus formelle, des personnages moins inanimés et le déversement du jeu vidéo dans la réalité (ou l’inverse), qui permet aux réalisateurs de donner corps à leur désir incandescent d’expérimentations. Et lorsque l’on sort, une seule envie, allumer son ordinateur et se perdre dans les espaces infinis du jeu vidéo.
- Eat the Night, réalisé par Caroline Poggi et Jonathan Vinel, avec Théo Cholbi, Erwan Kepoa Falé et Lila Gueneau. En salles le 17 juillet.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.