Quelle idéologie se cache derrière Dune 2 ?

Dune 2 désormais en salle nous sert tout chaud un spectacle qui ne recycle rien malgré les apparences. Analyse des enjeux politiques enfouis dans le sable d’Arrakis.

La série Dune, écrite en 1965 à 1985, semble anticiper nos défis contemporains de manière troublante : désastre environnemental, mémoire heurtée du colonialisme, menaces technologiques, superstitions de masse et velléités théocratiques… Le génie de l’auteur n’a fait qu’articuler plusieurs points de tension dont les prémices étaient éparses en son temps et qui allaient s’avérer structurantes aujourd’hui. La mise à l’écran de son récit dans une adaptation plutôt fidèle au texte (pour changer et merci !), rappelle aux spectateurs peu avertis que ces enjeux ne datent pas du monde post-Covid. On s’inquiétait dans les années 1960 d’une trop grande exploitation de la nature, on s’inquiétait des répercussions bioéthiques des avancées technologiques, et les enjeux étaient tout aussi civilisationnels et religieux qu’aujourd’hui. Alors, qu’est-ce qui a changé avec l’adaptation au grand écran ?

Ancienne et nouvelle guerre froide

Le divertissement aux beaux visuels censé nous consoler de la fin de Star Wars édulcore forcément le réseau de sens fouillis du best-seller d’origine. Avec un arrière-plan géopolitique inopiné en 2024 : le roman est écrit pendant la guerre froide, mais deux ans après l’invasion de l’Ukraine, le méchant Glossu Rabban a la tête… de Poutine, et son oncle encore plus méchant (et encore plus ressemblant) s’appelle… Vladimir. De quoi éperonner l’imaginaire du spectateur d’une manière imprévue par rapport aux Top Gun, Captain America et autres productions américaines moins métaphoriques. Du côté des vilains s’organisent un climat de terreur et des assassinats médiatisés de prisonniers politiques, qui résonnent à quelques semaines de la mort de l’opposant au pouvoir russe Navalny.

Ces enjeux font écho de manière littérale aux derniers remous du débat politique.

Races et « ismes »

L’originalité du roman résidait dans son collage sans tabou à partir de morceaux d’idéologies et d’exotismes pris un peu partout. Le film n’hésite pas à plonger dans la situation des indigènes colonisés. L’inspiration culturelle est plus qu’évidente pour les Fremen : un peuple au mode de vie quasi-berbère et à la religion crypto-musulmane, victime de l’exploitation de la précieuse Épice. De quoi poser les cadres d’une situation coloniale explicitement raciste alors que les Fremen sont appelés « rats » par les terribles Harkonnen, ces méchants qui sont trop blancs (et trop chauves). 

Ces enjeux transparents font écho de manière littérale aux derniers remous du débat politique. Alors que les études postcoloniales s’imposent dans les universités, les politiques du camp adverse font ressurgir avec véhémence la question de l’identité (pour parler par euphémisme). Un clivage ressurgit, qu’on pensait assoupi avec l’éloignement de la période des émancipations nationales : nous voilà en pleine hypermnésie mémorielle, de gauche et de droite, d’une tension entre l’Occident et son Autre, ici synthétisé dans une culture de l’Outre-Méditerranée. 

Mais Dune ne nous place pas tout à fait du côté des Fremen, du côté des pauvres colonisés au cœur pur, ce qui en ferait une variante d’un orientalisme émancipateur. D’abord, parce que c’est un film occidental : ne l’oublions pas, tout orientalisme comme toute émancipation s’inspire toujours de l’Occident. Ensuite, parce que les Fremen ont une certaine tendance ravageuse au fanatisme. Un fanatisme qui rencontre heureusement les obsessions théocratiques des Bene Gesserit, ces femmes consacrées qui agissent dans les arcanes du pouvoir, de modèle pseudo-catholique ici. 

Religions : l’opium de l’entertainment

Les Fremen du sud attendent sincèrement, naïvement un Messie (juif ? chrétien ? musulman ? le lexique est sémitique mais l’envoyé parle comme Jésus Christ). Mais Dame Jessica, une Bene Gesserit, instrumentalise voire construit  intégralement une dévotion messianique pour servir son fils Paul. 

Est-ce à dire qu’elle ne croit en rien ? Son pouvoir repose sur la magie et sur les prophéties qui la précèdent, et elle sera actrice de leur réalisation. En face, la superstition foncière de certains Fremen est source d’une série de blagues qui font résonner la salle de cinéma (eh oui, le public est post-moderne, on rigole des croyances) et pourtant, le ressort narratif a besoin que les prophéties se réalisent – et elles se réalisent, en dévoilant leurs stratagèmes bien vénaux au spectateur. 

Là surgit l’ambiguïté. D’un côté, toute prophétie de toute religion ne s’est jamais réalisée que parce que des hommes y ont cru : à l’intérieur comme à l’extérieur de la croyance, chacun reconnaît que c’est la foi qui accomplit les prophéties. D’un autre, la croyance ne peut être traitée, dans un film grand public, que par une distance qui ménage plusieurs cordes narratives : scepticisme (c’est le cas de Chani), humour (c’est le cas de la salle), instrumentalisation (c’est le cas de Dame Jessica). Mais la contrepartie de cette distance est l’effectivité réelle de la croyance : il faut que la magie marche dans l’histoire pour que la magie marche sur les spectateurs. 

Pour divertir l’homme occidental, il faut le plonger dans son Autre.

L’ambivalence d’une foi indispensable mais non crue rappelle ce que Bruno Latour écrit dans Nous n’avons jamais été modernes : notre époque est celle du « Dieu-barré », ce Dieu qui garantit notre puissance à condition qu’il soit bien loin (comme chez Descartes), ce Dieu non-dit, hors de l’espace public et pourtant y revenant comme le naturel au galop, Dieu inutile à notre hypothèse de société moderne et qui pourtant meut les hommes. « La Constitution doit ignorer ce qu’elle permet afin d’être efficace », disait Latour : de même pour la religion dans Dune, elle doit être discréditée pour se permettre d’être efficace.

Mais ce n’est pas seulement le ressort narratif du film qui a besoin des prophéties ; c’est le contrat de divertissement. Pour divertir l’homme occidental, il faut le plonger dans son Autre : du fanatisme, de la religion, des Arabes, des combats, du space opera … tout peut être récupéré par le divertissement tant qu’il nous détourne de notre monde. Et toute appropriation culturelle est absoute si elle est idéologisée dans un sens acceptable. Rappelons-nous la leçon de Baudrillard : la société de consommation intègre même sa critique. Le sociologue voulait dire par là qu’aucune critique ne peut vivre hors de la société de consommation, elle y est forcément comprise ; même les Zadistes font des courses. 

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Traces de genre

Ce qui nous amène à un troisième point, très légèrement traité dans Dune, et c’est ce qu’il faut. Les récents développements féministes et intersectionnels postulent que tous les aspects de la vie sont potentiellement politiques, parce qu’ils révèlent une inégalité systémique qui est le lieu d’un combat politique. Aussi on a voulu que toutes les nouvelles fictions, parce qu’elles concernent tous les aspects de la vie, incluent toujours une réflexion sur le genre, avec plus ou moins de succès et d’intelligence. Malheureusement, lorsque la prise en compte de ces questions-là dessert la fiction, elle dessert la cause. Malheureusement encore, l’industrie du cinéma de divertissement soumet tout aux seules fins commerciales : voilà qui dessert aussi la cause. Heureusement, dans Dune, contrairement à tant d’autres échecs, le traitement est léger et donc efficace, et se concentre surtout sur l’égalité homme-femme chez les Fremen. L’héroïne, danger du désert oblige, n’est pas hyper-sexualisée, sans que cet hapax soit surligné trois fois. Un mauvais point cependant à la mère de Paul qui semble avoir presque son âge. On attend toujours des vraies femmes-mères ménopausées au premier plan. 

Moins le message féministe subordonne l’intrigue, s’extrait des règles de l’univers du film, se naturalise, plus il sera performatif. Voilà qui place Dune dans le haut du pavé des quinze derniers blockbusters post-Metoo.

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Calembours surréalistes

Pourtant tout respire la politique de la vie ordinaire dans Dune. Du moins, les noms. Les désignations empruntés à des éléments de langage réels et brûlants évoquent des réseaux de sens incongrus et féconds. En parlant de féminisme, j’avoue tilter au mot Fremen qui me fait penser à Femen. Sans parler de l’expression jihad butlerien. Si l’adjectif fait sans doute référence à l’écrivain Samuel Butler, on peut jouer sur l’homonymie commune mais plaisante avec Judith Butler, philosophe féministe dont la position sur Gaza est assez connue… ce qui parfume d’un autre humour ce jihad butlerien.

Last but not least : Usul ! le troisième surnom de Paul Muadhib. Largement détrôné dans nos esprits de Gen Z par le vidéaste militant de gauche Usul. Pour une fois, ce n’est pas Frank Herbert (l’auteur de Dune), qui a repris un mot existant, c’est le youtubeur Usul qui a emprunté son nom à la série … Le politique n’inspire plus la fiction, c’est la fiction qui inspire le politique.

Bref. Là où Dune est « colossal et jamais vu », selon la publicité appuyée du Point, c’est parce qu’il suit le schéma inverse des superproductions habituelles. Celles-ci ont épuisé leur modèle narratif manichéen et tentent deux voies pour se renouveler : l’inversion poussive des gentils et des méchants (avec des anti-héros et des méchants philanthropes) et la régression au « méta » à l’infini (humour de mème, auto-référencement). 

Dune part de la position contraire, d’un réseau de valeurs hyper-embrouillées, de concepts mystico-gazeux à résonnance primitive, et se délie peu à peu dans la simplicité du désert, dans la violence des vers géants, avec pour pure et dernière invention la danse furtive, irrégulière, des hommes de sable.

  • Dune, deuxième partie, réalisé par Denis Villeneuve, avec Thimothée Chalamet, en salle depuis le 28 février 2024

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