Nicolas Krastev-Mckinnon est parti à la rencontre de Denis Grozdanovitch, écrivain remarquable ayant reçu il y a peu le prix Roland de Jouvenel de l’Académie Française. Auteur de nombreux ouvrages, comme le célèbre Petit traité de désinvolture, Denis Grozdanovitch s’est confié sur sa méthode, ses amours littéraires et sa passion pour ce qui se voit peu. Rencontre entre deux amoureux de la littérature.
C’est par l’intermédiaire d’un ami que j’ai pour la première fois entendu parler de Denis Grozdanovitch. Tombé par hasard sur Rêveurs et nageurs, il ne jurait plus que par cette nouvelle trouvaille, alliant selon lui la grâce de Montaigne et l’acuité des moralistes. Par un discret mimétisme, je me suis à mon tour plongé dans ce livre : quelle ne fut pas ma surprise lorsque je découvris, dès les premières pages, un petit pamphlet dirigé contre Cioran, mon auteur fétiche ! Bien que piqué au vif, je fus forcé de reconnaître le talent et la force d’une plume originale.
Un an plus tard, alors que je venais d’être initié au jeu d’échecs, je suis retombé sur un autre ouvrage de Denis Grozdanovitch : La vie rêvée du joueur d’échecs. Après cette lecture merveilleuse, je décidai d’écrire à l’auteur, pour le remercier et lui parler de nos affinités, mais aussi de nos différends. Quelques semaines plus tard, je reçus un appel de l’écrivain, qui me remercia, et qui m’avoua même avoir changé d’avis sur Cioran. C’est ainsi que nous sommes devenus amis.
Ancien sportif de haut niveau, passionné par le tennis, le jeu de paume, les échecs, les chats et la littérature, Denis Grozdanovitch fait partie de ces écrivains que l’on n’oublie pas. Auteur du Petit traité de désinvolture, de La gloire des petites choses ou encore de L’art de prendre la balle au bond, il jette dans ses ouvrages les fondements d’une esthétique de vie toute particulière, aussi séduisante qu’exigeante.
Nicolas Krastev-Mckinnon : Bonjour, Denis Grozdanovitch, et merci de me recevoir chez vous. Ma première question sera simple. Comment êtes-vous « entré » en littérature ?
Denis Grozdanovitch : D’abord, mon père était un grand lecteur et possédait une imposante bibliothèque, puis, plus tard à douze ans, ma cousine (qui était fort jolie !) a commencé à me prêter des livres de poches, tous écrits par des écrivains mineurs, mais qui avaient pour moi un charme bien particulier. Très vite, j’ai souhaité proroger ce plaisir pris à la lecture, et décrire à mon tour certaines émotions, certaines fulgurances décisives. J’ai vite compris que ma vocation était là : traduire le rythme de la vie immédiate à travers l’écriture. C’est donc peu après, à l’âge de quatorze ans, que j’ai commencé à noircir mes éternels carnets et que j’ai persévéré dans le plus strict anonymat pendant quarante ans !
En y réfléchissant, je pense que j’ai commencé à écrire par peur, voire par horreur de la perte des moments heureux de l’existence.
En y réfléchissant, je pense que j’ai commencé à écrire par peur, voire par horreur de la perte des moments heureux de l’existence. Je voulais fixer la beauté des choses : celle d’un animal, d’un ciel nuageux, d’une conversation, d’une souffrance intime. Comme si l’écriture allait me permettre de tout conserver, de tout rattraper. Ernst Jünger affirme quelque part que le fait de noter un souvenir sur une feuille de papier revient à ériger une petite stèle mémorielle. Aujourd’hui, mes carnets sont pareils à une immense nécropole personnelle : en les ouvrant, je pénètre dans le sanctuaire de ma mémoire et je transcris ce que j’entrevois, ce qui est un pur plaisir.
N K-M : Vous avez commencé à publier vos écrits assez tardivement, si je puis dire, alors que vous avez toujours écrit. Comment s’est dessinée votre carrière d’auteur ?
DG : Dans ma jeunesse, je voulais devenir champion de tennis. J’ai d’ailleurs été joueur professionnel, mais cette vie ne correspondait pas à ma vraie personnalité. Bernard Grasset que je redécouvre en ce moment – il ne fut pas seulement éditeur mais un écrivain remarquable – explique dans un essai intitulé Lettre à un sportif sur le style qu’il existe un écart entre le personnage que l’on se crée et l’homme qu’on est profondément, et que c’est en réduisant cet écart que l’on accède au suprême bonheur d’être pleinement soi-même. Après mes aventures sportives, je me suis donc consacré à l’écriture avec cette fois l’espoir de publier, et ma vraie vie a commencé.
N K-M : Ce qui me frappe le plus, dans votre maison, ce sont les milliers de livres qui s’accumulent partout. Parmi toutes ces lectures, quels seraient les auteurs qui vous ont le plus marqué, et qui forment, pour ainsi dire, votre bibliothèque amoureuse ?
DG : C’est une question difficile ! D’abord, je dirais que mes deux phares et maîtres littéraires, voire même philosophiques, sont Blaise Cendrars et John Cowper Powys. Cendrars fut l’enchanteur de ma jeunesse. Sa prose poétique est prodigieuse. Il maîtrise le fameux « mentir-vrai » à la perfection, et réveille en nous l’amour des lointains. « Pour moi, il y aura toujours une île au loin », écrivait André Breton : Cendrars, c’est cela, c’est un départ onirique vers les fameuses et mythiques Iles Fortunées. Powys, scandaleusement méconnu, est à mes yeux le Goethe du XXème siècle. Il fut poète, romancier, philosophe et critique littéraire et, selon moi, surpasse tous ses contemporains dans ces différents domaines.
Je dois ensuite mentionner Proust aussi, bien sûr, que j’ai sagement lu assez tard ! Je pense, en effet, qu’il faut avoir beaucoup navigué dans la société pour savoir à quel point une Madame Verdurin, un Baron de Charlus, un Cottard sont des caractères universels que Proust a su « insectiser » – selon le mot de Stendhal – avec un humour indémodable.
N K-M : Et du côté des poètes ?
DG : J’ai toujours aimé Saint John Perse, que je préfère largement à René Char, à mon sens trop pontifiant. L’auteur d’Amers a un génie semblable à celui de Rimbaud, lorsqu’il écrit par exemple « J’ai rêvé d’une île plus verte que le songe », ou qu’il parle de ces fleurs tropicales qui « s’achevaient en cris de perruche. » Je suis aussi très sensible à certains poètes de l’entre-deux-guerres qui furent ses contemporains : Léon Paul Fargues, Valéry Larbaud, Jean Follain, Georges Limbour , ou encore plus récemment Louis Brauquier ou Claude Roy ! Connaissez-vous Louis Cernuda ? Il est mon poète préféré en raison de sa vive sensibilité aux petites choses. Il explore ce que je crois être l’essence même de la poésie à savoir « la continuité merveilleuse des mouvements infimes ».
N K-M : A la lecture de vos différents livres, j’ai été marqué par leur caractère mélangé, et par l’importance qu’y tenaient les petits faits du quotidien, ce que vous appelez « les petites choses. » Comment construisez-vous vos ouvrages ?
Pour moi, le style doit respecter le rythme de la vie réelle et non seulement imaginaire, donc progresser « à sauts et à gambades ».
DG : Comme vous le savez sûrement, je suis un grand lecteur de Montaigne. Pour moi, le style doit respecter le rythme de la vie réelle et non seulement imaginaire, donc progresser « à sauts et à gambades ». Comme lui, je ne cherche pas à persuader, et me garde d’être trop dogmatique. Aussi, j’ai toujours aimé les mélanges : prenez le Journal d’Amiel, par exemple : sa façon de procéder au jour le jour est exemplaire. Je décèle dans ce vaste ensemble touffu plus de cohérence que dans n’importe quel discours argumenté ou n’importe quel roman !
En ce qui concerne mon goût de l’anecdote, vous avez vu juste ! Je suis convaincu que les petits riens sont le sel de l’existence. Les faits divers, les petits détails et les perceptions minuscules sont pour moi au cœur du monde. Souvent, ce qui semble insignifiant ou anodin a une valeur décisive, et porte en soi la totalité de l’existence : pars pro toto, comme on dit en latin !
N K-M : En voyant vos carnets par centaines, et en comprenant la façon dont vous travaillez, je ne peux m’empêcher d’admirer votre discipline. Je suis très sensible à cette force de travail, surtout au vu de la difficulté de notre génération à se concentrer. Justement, quels seraient vos conseils aux jeunes générations d’écrivains et d’écrivaines ?
DG : C’est simple : débranche ! Aujourd’hui, à force de se perdre dans les écrans, la violence sociétale nous saute au visage, nous envahit et nous angoisse au point de ne plus demeurer sensible à la simple et immédiate beauté du monde. Par ailleurs, les technologies de la communication ont paradoxalement réduit notre capacité à nous parler. On se sent dépossédés, et si l’on se laisse trop embarquer, on s’éloigne de notre vérité intime. Je suis frappé par la violence pulsionnelle de nos sociétés : les insultes jaillissent de toutes parts.
Je pense qu’il faut arriver à s’extraire, à s’arracher de tout cela. La lecture est une bonne façon de se calmer, de s’extraire de tous ces circuits courts ! Autrement, tout se passe comme si nous avions laissé s’égarer notre sens poétique, et échangé notre capacité à communier contre celle de communiquer à tout prix. Mais j’ose espérer que tout n’est pas perdu. Il nous faut sortir du captivant, du divertissant, pour retrouver un rapport profond au cosmos environnant. C’est la vision que je développe dans L’Art difficile de ne presque rien faire. Voilà mon conseil : sortir de l’artifice, et retrouver la valeur des choses essentielles, c’est-à-dire la sourde et merveilleuse rumeur musicale du monde naturel et partant du mystère de toutes choses…
Bibliographie sélective :
- Petit traité de désinvolture, Éditions José Corti, 2002, 266 p.
- Rêveurs et nageurs, Éditions José Corti, 2005, 304 p.
- La Faculté des choses, Éditions Le Castor Astral, coll. « Escales des lettres », Bordeaux, 2008, 86 p.
- L’Art difficile de ne presque rien faire, Éditions Denoël, 2009, 336 p.
- Minuscules extases, Éditions Nil, 2009, 140 p.
- La Puissance discrète du hasard , Éditions Denoël, coll. « Hors collection », 2013
- Petit Éloge du temps comme il va, Éditions Gallimard Folio 2014, 144 p.
- Dandys et excentriques, Éditions Grasset, 6 mars 2019, 376 p.
- La vie rêvée du joueur d’échecs, Éditions Grasset, 20 janvier 2021, 208 p.
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