Dans J’ai dans la tête un sac de frappe, son premier projet personnel pour le théâtre qu’il présente au Théâtre de l’Aquarium dans le cadre du Festival Bruit, Sylvain Sounier revient, avec tendresse, mélancolie, rage et ironie sur sa carrière de comédien, partant des aspirations d’un jeune acteur qui se rêve auprès des plus grands metteurs en scène à la confrontation avec un réel plus âpre et plus austère où la désillusion côtoie, par moments, l’abnégation, la frustration et l’acharnement. Accompagné de Maxime Kerzanet à la musique, le spectacle s’offre comme une réflexion profonde sur l’identité de l’acteur, son travail et ses limites.
Il y a quelque chose d’abyssal et de vertigineux dans le spectacle de Sylvain Sounier et l’on ne tarde pas à en percevoir les signes. Alors même qu’il accueille dans le hall du théâtre les spectatrices et les spectateurs qui attendent encore d’entrer dans la salle, Sylvain Sounier est déjà en représentation. Il se faufile entre le public, un bomber bleu électrique sur le dos et un bonnet enfoncé sur la tête, sa démarche est celle d’un vieux boxer, il parle aux uns et aux autres directement et il annonce qu’il sera question de Sylvain dans le spectacle, que ce dernier attend au plateau, que ce dernier n’est pas lui, que Sylvain est un acteur, que Sylvain avait des étoiles plein les yeux, qu’il a rencontré la création, qu’il a rencontré le réel. Sylvain Sounier revient à l’essence du théâtre, aux masques et aux travestissements, il revient au personnage avant de s’y confondre, s’y perdre… ou de s’y retrouver.
Un spectacle coup de poing où affleure une déclaration d’amour, aussi singulière que touchante, au théâtre.
L’anti-paradoxe du comédien et le sac des souvenirs
Sur le plateau, une bâche tendue forme un écran derrière lequel le comédien va enfiler ses différents costumes, épouser la peau, la pose et le phrasé des personnages qu’il va camper : il sera Vincent Macaigne, Sylvain Creuzevault, et même, par une évocation indirecte, Patrice Chéreau. Pendant près d’une heure et demie, le comédien va alterner les rôles, revenant sur les expériences humaines et artistiques qui l’ont formé, qui l’ont nourri, qui l’ont blessé, qui l’ont cassé, qui l’ont bercé. Aux antipodes du jeune Diderot dans son essai théorique, Sylvain Sounier montre comment le corps de l’acteur est mis à l’épreuve dans et par le travail de la scène. Avec sincérité et une fragilité qui affleure et que l’on devine non feinte, Sylvain Sounier raconte son « corps-symptôme », il dit ses blessures, le sang et l’abcès dans l’une de ses oreilles alors qu’il joue sur la scène dans Au moins, j’aurai laissé un beau cadavre monté par Macaigne il y a plus de quinze ans ; il dit les bourdonnements, les acouphènes, les maux de tête qu’il garde depuis de cette infection ; il dit son corps empêché par une crise d’angoisse au plateau alors qu’il joue pour la seconde fois seulement Le Capital et son Singe de Creuzevault après quinze mois de répétitions intenses en Lozère.
On pourrait croire, de prime abord et en s’y méprenant alors cruellement, à une pièce de circonstance, dans laquelle le comédien entendrait régler ses comptes avec les deux metteurs en scène de génie avec lesquels il a travaillé à plusieurs reprises et à qui il doit en partie ses plus beaux rôles. En effet, le « sac de frappe » qu’il a dans la tête est en réalité un « sac de souvenirs » dans lequel il pioche des instants de vie, des plages intenses de travail : à travers ce sac, Sylvain Sounier fait revivre, dans les mots mais aussi par des systèmes de rappels discrets et astucieux au plateau, les créations qui l’ont fait exister comme comédien, les rôles qui l’ont habité, les égos que le sien même devait rencontrer. J’ai dans la tête un sac de frappe est un spectacle coup de poing où affleure une déclaration d’amour, aussi singulière que touchante, au théâtre et qui a la force d’un crochet du droit qui nous arriverait en pleine mâchoire.
Sylvain Sounier livre une définition de l’acteur toujours kaléidoscopique, duplice, plurielle et insaisissable.
Le théâtre et ses doubles
Car, en multipliant les rôles et en donnant à voir des figures de metteurs en scène bien connus du public et dont certains des tics et excès sont de notoriété publique, Sylvain Sounier affronte avec humour, mais aussi avec gravité, la question fondamentale de la création artistique, de ses conditions et de ses limites. Son spectacle, volontiers satirique, se rit d’un certain entre-soi, d’une folie douce à tendance paranoïaque qui gagne certains créateurs, d’une forme de déconnexion avec le réel (ce metteur en scène qui l’appelle entre deux flûtes de champagne alors qu’il fête le passage à la nouvelle année pour l’inviter à lire tout Marx si tel n’aurait pas été encore le cas). Mais jamais il ne juge ; jamais il ne se moque complètement ; jamais il ne condamne. Sylvain Sounier laisse les questions suspendues : peut-être est-il bon d’exiger un hélicoptère pour un spectacle, peut-être est-il légitime de ne plus rien désirer sinon de longues digressions philosophiques quand le monde est pourri jusqu’à la racine.
Lui-même ne s’épargne pas : il souligne ses outrances, ses transes, ses failles, ses impossibilités. « Je ne me pardonne pas d’être né » affirme-t-il au plateau, comme si dans cette confusion de soi-même sur scène, où il est lui-même aujourd’hui, lui-même il y a quinze ans, ses rôles et ceux qui les lui ont confiés, il livrait une définition de l’acteur toujours kaléidoscopique, duplice, plurielle et insaisissable. Et cette définition appelle nécessairement une forme de tolérance, une forme d’empathie et de douceur pour ceux qui butent, ceux qui frappent fort ou mal, ceux qui s’éclatent dans tous les sens du terme. La création théâtrale devient au plateau une sorte de pharmakon grec, parfois un remède, parfois un poison qui se joue de celui qui joue, de celui qui joue pour gagner, de celui qui joue pour perdre, de celui qui joue pour se perdre, de celui qui joue pour s’éprouver surtout, pour mesurer sa force de frappe dans un monde violent et où l’on se doit d’avancer à couteaux tirés, à moins d’y rencontrer d’autres que soi…
- J’ai dans la tête un sac de frappe, les 31 janvier et 1er février 2025 au Théâtre de l’Aquarium, à Paris, dans le cadre du Festival Bruit.
- Écriture : Sylvain Sounier
- Mise en scène : Sylvain Sounier et Maxime Kerzanet
- Jeu : Sylvain Sounier
- Musique : Maxime Kerzanet
- Scénographie : Amélie Vignals
- Costume : Jennifer Minard
- Barbe : Mityl Brimeur
- Son : Pierre Routin
- Avec le soutien en résidence de création : Lilas en scène, Les Abattoirs-Compagnie le Singe, La Fabrique de Sigy, la vie brève – Théâtre de l’Aquarium.
- Crédits photo : ©Calypso Baquey.
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