Victor Malzac, Créatine

Victor Malzac : Connaissance par les pompes  

Pour son premier roman, édité dans la toute jeune maison d’édition Scribes de Gallimard, l’écrivain Victor Malzac laisse s’exprimer un leveur de fonte en mal d’amour et de sens. Dans un dispositif aussi minimaliste que baroque et affranchi de toute psychologie, Créatine offre un langage au roman d’apprentissage foireux. 

Victor Malzac, Créatine

« Tu vas à la salle ? » J’entends de plus en plus souvent cette question. Non, la Salle n’est pas une salle comme une autre : c’est la Salle. Le stade, le musée, le cinéma… de ces autres lieux courus et coupés du réel, la Salle se distingue comme un espace de productivité totale, sans loisir aucun. Étrange phénomène quand on sait qu’il y avait autrefois des usines pour suer tout autant. Que nous apprend l’inflation des abonnements à ces machines muettes ? Quel désir de puissance, quelle faiblesse cache cette nouvelle hygiène du corps ? 

N’attendez pas de Créatine qu’il réponde à ces questions graves. Là n’est pas son but, ni son talent. 

Muscle 3000

La créatine, cette molécule essentielle à la constitution du tissu musculaire (mes connaissances scientifiques s’arrêtent là) a dans ce roman son ambassadeur : un apprenti culturiste très paumé qui s’essouffle à raconter son histoire personnelle, dans un monologue recouvrant toute la surface du livre. Dans un flux continu, le narrateur, acculé par les expériences pénibles, relate l’histoire de son premier corps, son corps initial et malingre, son corps adolescent, qui ne le méritait pas. Cette injustice évidente était à réparer, voilà qui a décidé sa vie, sa foi, voilà la solution à son roman familial piteux. Jeune, déjà, il avait bien la sensation de la Force, « l’intelligence du muscle sans le savoir encore ».

Nous sommes donc engagés dans le récit d’une solitude monacale que le malheureux s’est infligé afin de suivre un programme strict destiné à le mener vers « le moment d’être un début d’homme ». Cette ascèse (qui compte par ailleurs une grande consommation de porno et de viandes surgelées) implique une vie toute tendue vers la salle de sport, la superbe franchise Muscle 3000. Là vont les vrais hommes, ces « hommes honnêtes qui travaillent, ceux qui cassent les machines ». Les franchises Muscle 3000 ont gagné la guerre des muscles, c’est un fait, l’odeur de la puissance leur revient – un signe certain de gloire future. C’est du moins ce qu’entend prouver cette âme dévote à qui veut l’entendre.

D’ailleurs, à qui peut-il bien s’adresser ? Au lecteur, peut-être, atterré par ce qu’il entend, peut-être également hilare devant ce débit de conneries qui fait penser à une fin de soirée entre verres vides… Mais s’il y a bien quelque chose qu’on ne situe pas, c’est l’écart entre ce désir de confession manifeste, et le destin hautement virile que le narrateur trace de lui-même – deux tonalités entre lesquelles son propos vacille complètement. 

Notre homme avoue et invente, il avouente, pris entre l’orgueil narcissique et l’aveu. Qui n’a d’ailleurs jamais parlé cette langue glissante ? N’est-ce pas d’ailleurs dans cette langue que les vérités se font, je veux dire les vraies, celles qui trouvent des formules gauches, ridicules, des véritables faits de langue, à notre corps défendant ? C’est un vrai sujet littéraire, stylistique, peu conquis. Cet affaissement complet de la parole, qui se ruine dans les idées emmêlées, dans une justification à perte de vue, et qui concerne l’oralité bien sûr… Là le romanesque commence. Et Créatine excelle dans ce style.

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Revenons à nos muscles. L’un des grands objectifs (s’il y en a) de ce prêcheur sous stéroïdes est le suivant : ce sont les Femmes, qu’il doit conquérir à force d’exercices.  Ces femmes, qu’il envisage « comme une moto ou une belle villa sur le bord de mer », ne viennent pas, et il reste seul malgré le gonflement irrésistible de ses biceps.

Car notre héros a un problème. Et pas besoin d’être psy pour envisager l’impasse dans laquelle se trouve quelqu’un qui n’entend commencer à exister qu’au bout d’une lutte avec lui-même.
Il y a bien quelques épiphanies provisoires qui ont illuminé sa vie, comme sa rencontre cinématographique avec un Schwarzenegger explosant l’écran dans Conan le barbare. Et la rencontre, réelle cette fois, avec le prénommé Pedro, autre génie de la fonte, qui lui apprend le secret des haltères. Pedro, ce compagnon dont la main amie posée sur son épaule descendra progressivement… 
Las, Schwarzy n’est qu’une image d’une Amérique introuvable et les intentions du mentor Pedro ne sont pas si pures. La quête annonce un mirage mais notre apprenti surhomme fait preuve d’un curieux fanatisme qui refuse tout entendement. Créatine est un roman d’apprentissage où l’attente est meublée par le gonflement physique qui ressemble à une apnée. Mais l’attente de quoi ? 

Spleen et Idéal

À côté des impasses narcissiques évidentes, nous voilà devant un livre sur l’idéal. L’idéal de la maîtrise du corps, l’idéal d’une certaine pureté, l’idéal, bien sûr, d’un maître… Et son drame banal. 

Créatine ne porte aucune intention vis-à-vis de son narrateur : il s’offre à travers son seul personnage

Car il y a bien, chez les culturistes comme chez nous autres frêles humains, un horizon inatteignable devant lequel toute la volonté se déploie, sans savoir véritablement ce qu’elle cherche. Comme le renoncement est exclu, cet idéal tout-puissant doit toujours se poursuivre, quitte à tout compliquer, quitte à tout faire foirer et recommencer. Mais alors comment faire parler cette quête trompeuse, qui fait et défait les existences en même temps qu’elle brouille les pistes entre les discours officiels et la réalité intime ?

Sur la question de l’idéal, la littérature possède sa part de responsabilité. Dans bien des romans, les personnages vont quelque part, ils ont un destin pris en charge depuis la fin de l’ouvrage. La langue qui se déploie alors est la langue de l’après, celle qui regarde un personnage depuis l’objet qu’il souhaite atteindre, cet objet idéal qui n’existe justement pas. Alors, on ordonne des marionnettes comme si l’inconscient n’avait pas encore été inventé. Et le livre se referme tranquillement sur son monde justifié et borné. 

C’est au regard de ce triste constat, qui vise bien des romans, que Créatine trouve son mérite. Car il y a quelque chose de trop peu commun dans la littérature contemporaine pour manquer de le remarquer : Créatine ne porte aucune intention vis-à-vis de son narrateur, et donc aucune morale. Il s’offre à travers son seul personnage, si peu libre socialement, existentiellement, sexuellement (surtout sexuellement !)… une vraie liberté littéraire. L’on peut d’ailleurs parier sans risque que ces confessions ont été écrites au fil de la plume, dans un véritable délire créatif non retenu et beaucoup plus réaliste qu’on ne voudrait le croire. Et si ce livre a manifestement été fait en s’amusant, le résultat est contagieux. J’en atteste.

  • Victor Malzac, Créatine, Collection Scribes, Gallimard, 2024.

Crédit photo : © Francesca Mantovani, Gallimard


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