1666 spectacles, 1316 compagnies, 141 théâtres : l’édition 2024 du Festival Off d’Avignon bat de nouveaux records. Zone Critique a sillonné le plus grand événement de théâtre du monde, et sélectionné une brochette de six spectacles à retrouver à Avignon en juillet, ou plus tard en tournée.
- « Entrée des artistes » : la scène est un désir
Ahmed Madani s’est imposé comme le maître du théâtre du réel. A travers le travail de l’auteur et metteur en scène, c’est une radiographie unique des jeunesses actuelles qui s’esquisse. Il avait bouleversé le Off 2021 avec Incandescences, propulsant des jeunes non-professionnels venant de quartiers populaires, et touché avec l’intimiste Au non du père en 2022, sur la quête paternelle d’Anissa, une de ses comédiennes. Cette année, Ahmed Madani revient avec la même humanité – on le voit d’ailleurs enlacer chacun de ses comédiens avant d’entrer sur scène – et le même talent pour mettre en forme des récits de vie, tout en changeant de matière première : Entrée des artistes a pioché ses sept comédiens au sein de l’École des Teintureries à Lausanne, et offre un portrait complétant celui de la jeunesse populaire. Le kaléidoscope social est moins marqué (il y a un fils de la bourgeoisie de Neuilly), et c’est le désir de théâtre qui est au cœur de cette création. Pourquoi jouer ? Que veulent-ils raconter ? Quel est le sens de cet art pour eux ? Dépliant monologues poignants et scènes collectives, Entrée des artistes offre un nouveau concentré de vitalité, en évitant toujours les clichés, sur les désirs et les révoltes de cette nouvelle génération théâtrale.
Au théâtre des Halles jusqu’au 21 juillet.
- « Sauvez vos projets (et peut-être) le monde avec la méthode itérative » : un bijou de (et sur) l’intelligence
Méthode itérative, slides, processus de design… Ces termes d’ordinaire incarcérés dans la culture bullshit peuvent aussi donner lieu à une passionnante création sur l’intelligence. Et plus particulièrement sur la saisie de cet immatériel au cœur de notre vie, du beurrage de tartine à l’invention de fusées, qu’est le lien entre conception et fabrication. Donner forme à une idée : voilà justement la définition du design, autour duquel gravite cette hilarante « conférence », telle que la qualifie l’unique cerveau de cet ensemble (conception, écriture et jeu compris), Antoine Defoort. Objet d’inventivité pure, cette heure de stimulation neurologique et zygomatique offre un regard neuf sur ces métaphores qui nous aident à objectiver le processus aussi quotidien que mystérieux qu’est le point où se noue, en nous, le fond et la forme.
Au théâtre du Train bleu jusqu’au 21 juillet, puis en tournée à Valenciennes, Genève, Strasbourg et Lille.
- « Le grand jour » : à propos d’un exorcisme familial
Le motif de la pièce – l’explosion familiale un soir de veillée funèbre – n’est pas des plus originaux. Mais Frédérique Voruz si, et sa mère encore plus. Car c’est à cette figure sidérante (et terrifiante) qu’elle consacrait son précédent spectacle, le seule en scène Lalalangue. Elle y parlait de cette mère amputée d’une jambe après une chute d’escalade, pieuse catholique jusqu’à la mortification, imposant ses névroses à toute une fratrie devant grandir avec deux boulets, celui de la honte et du trauma. C’est cette mère unijambiste qui est à présent enterrée, et une fratrie de huit (conjoints compris) qui se retrouve autour de la table. Les langues se délient, et l’on retrouve une famille à part mais universelle. Il y a celui qui s’est enfui et celui qui n’est jamais parti, celle qui gère tout et celle qui est restée invisible. Avec quelques notes de vaudeville, cet ensemble très bien rythmé captive, amuse, émeut, proposant une « valse des névroses » tournant à l’exorcisme collectif.
Au théâtre des Halles jusqu’au 21 juillet.
- « Lumière ! » : les ténèbres de la fée électricité
D’Alexis Michalik à Jean-Philippe Daguerre, l’Atelier Théâtre Actuel s’est imposé ces dernières années comme une machine à Molières. Issue du même incubateur, cette création s’appuie sur les recettes qui font le sel de ce théâtre efficace, exigeant et populaire (décors léchés, mise en scène survitaminée, texte ultra-rythmé et scénario à rebondissements). Cette potion magique est ici mise au service du récit de la « guerre des courants ». L’expression désigne le combat homérique qui s’est joué dans les Etats-Unis de la fin du XIXe siècle entre Thomas Edison, fondateur de General Electric, qui veut électrifier l’Amérique grâce au courant continu, et George Westinghouse qui, rejoint par Nikola Tesla, entend le faire avec le courant alternatif. L’histoire est doublement signifiante. D’abord parce qu’elle met aux prises trois géants de l’histoire de la science et des techniques – et leurs femmes, dont le rôle est décisif – à travers une rivalité taillée pour être racontée. Ensuite parce que cette histoire de lumière génère une métaphore formidable et évidente sur le monde moderne, le progrès et ses ténèbres. Le spectacle est parfois tenté d’en abuser, avec l’irruption chronique d’un ouvrier éploré, qui ajoute un pathos superflu. Mais il n’est pas là pour rien, et l’on comprend à travers son destin quelle est la part d’ombre de cette lumière. Ou, pour le dire comme le géographe anarchiste Elisée Reclus, l’inévitable « régrès » que cache tout progrès.
Au théâtre du Girasole jusqu’au 21 juillet, puis au théâtre du Lucernaire à Paris de novembre à janvier.
- « Entropie » : loi physique pour rire (méta)physique
Un peu d’humour ne fait pas de mal, surtout quand il est intelligent comme celui de Karim Duval. La preuve : l’auteur du Petit Précis de culture bullshit (Le Robert), qui a explosé durant le confinement avec ses vidéos YouTube parodiant le bullshit de la start-up nation, a baptisé son nouveau spectacle du nom du second principe de la thermodynamique. L’entropie est ici physique, mais surtout symbolique. Cette loi sur l’irréversibilité des phénomènes et la dispersion de l’énergie en chaleur sert une métaphore personnelle (les 42 ans de l’humoriste, qui le placent entre deux générations) et collective (le réchauffement climatique). Il y a du fond, mais il ne bloque pas la forme puisque Karim Duval alterne sketchs inspirés par l’état du monde et passages plus personnels. Ce spectacle de la « semi-maturité » nous trimbale d’une virée familiale dans la Réserve africaine de Sigean (oui, ça existe) à ChatGPT, de son non-talent à l’état brut pour le tennis à une séance de yoga du rire, moquant l’orientalisme factice du développement personnel. Interprété à un rythme proche du 1,5, Entropie impressionne par sa densité humoristique, son efficacité sans clichés, et une inventivité de surcroît servie par une énergie décarbonée : les bonnes idées.
Au théâtre Le Paris jusqu’au 21 juillet, puis au théâtre des Mathurins à Paris de septembre à décembre.
- « En Pièce jointe » : diffraction de l’ordinaire
Quelque part entre le théâtre, la danse et le mime, ce bref et intense En pièce jointe déroute en se positionnant entre le familier et l’étrange. Le familier, c’est la scène que déroule cette création : l’entretien d’embauche de madame Paravent avec un supérieur, où le lien hiérarchique croise la séduction, sans que se démêle la part de violence et d’envie. L’étrange tient à la forme que ce duo composé d’Armande Sanseverino et Gaël Germain donne à cette trame. Par des mouvements à la fois dansés et saccadés, qui renvoient à une gestuelle évoquant l’expressivité du cinéma muet, ils déroulent cette séquence en pulvérisant son ordinaire. Tout devient loufoque, ambigu, mécanique et cru, déchirant la civilité des rapports sociaux pour en souligner les plis absurdes et quelquefois cruels.
Au théâtre du Train bleu jusqu’au 21 juillet, puis à la Maison des arts de Créteil en novembre.
- Crédit photo : (c) Francois-Louis Athenas
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