Quels sont les mots qui s’échangent dans l’enceinte de l’hôpital psychiatrique ? La poésie peut-elle retranscrire d’autre part le langage intérieur avec justesse, celui que chacun porte derrière les échanges ? Dans son recueil Feu Mange Forêt, Clémentine Pons peint une fresque de l’hôpital psychiatrique, un univers où la parole vacille, où les mots se heurtent à la frontière de la folie. L’hôpital devient ce lieu étrange où les phrases échangées semblent à la fois dérisoires et lourdes de sens, où le banal côtoie l’abîme. « Pourquoi vous voulez mourir ? » demandent les professionnels dans cet espace, comme si la question pouvait avoir une réponse simple, comme si elle ne faisait que passer sous silence le gouffre qu’elle laisse béant.
Mais comment la poésie, avec ses contraintes et son esthétique, peut-elle espérer capturer ces instants fugaces et bruts qui rythment la vie derrière les murs ? Peut-elle véritablement prétendre à dire l’indicible, à traduire la violence intérieure des âmes tourmentées ? Pons, en entrechoquant les mots, en jouant avec leurs failles, parvient à faire entendre sa voix et son histoire.
Les dialogues semblent anodins, mais ils résonnent d’une profondeur tragique : « On joue à action ou vérité comme si on était en colonie de vacances », écrit-elle, réduisant l’horreur d’un espace de détention psychique à une mascarade enfantine. Les rires, les anniversaires fêtés, les blagues partagées : tout cela résonne d’une mélancolie irrépressible, celle d’une tentative désespérée de retrouver une normalité disparue. Dans ce lieu où l’on « mange des raviolis » et où « il y a du café gratuit et de la conversation » les jours où la bibliothèque est ouverte, Pons ébauche une poésie de l’ordinaire, faite de répétitions mécaniques et de gestes quotidiens, qui dessinent en filigrane la véritable tragédie. De fait, au milieu de cette violence, elle dépeint des instants de tendresse partagée, d’amitié fragile, comme cette scène où les patientes rient ensemble, où les répliques de films les rattachent au monde social, presque inaccessible : « On rigole beaucoup d’ailleurs / ce sont des répliques de films qui nous font rire ou des histoires drôles qui nous sont arrivées ». Derrière ces rires, le lecteur perçoit le désarroi, la tentative de recréer un semblant de quotidien dans un lieu qui dissout les identités.
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C’est là que la poésie trouve son pouvoir : dans sa capacité à capter ces fragments épars, à redonner du poids à ces mots en apparence anodins.
L’Hôpital psychiatrique : Espace du dedans tourné vers l’Autre
Cette œuvre est un monde à elle seule, car ce qu’on associerait à la « folie » s’y déploie en une série de scènes à la fois cruelles et ordinaires, pour finalement rendre compte de la transformation des corps et des esprits,sous l’effet des médicaments, des traitements et des interactions humaines réduites à des simulacres. Notons que la liste des médicaments, égrenée avec une précision clinique, devient un poème en soi, caché derrière l’interminable inventaire des substances qui modifient la perception, qui altèrent l’âme. « La liste des effets secondaires est plus longue que mon avenir », déclare la narratrice, soulignant l’étirement douloureux d’une existence marquée par les substances chimiques.
Pons transforme cet espace de désintégration en une arène de l’extrême. Les cris des patientes, les pleurs, les silences lourds de sens deviennent autant de points d’ancrage pour une poésie du désastre, une poésie qui refuse de détourner le regard.
Pons y convoque également le souvenir de son frère, un être cher dont l’absence résonne comme une plaie ouverte : « Elle avait un frère / avait, c’est ça qui lui fait beaucoup de mal je crois ». Les liens familiaux se transforment ici en blessures irrémédiables, chaque départ, chaque adieu étant associé à des blessures irréparables.
La mémoire et l’identité déchiquetées
Au cœur de l’œuvre de Clémentine Pons se trouve une interrogation cruciale : comment préserver une identité quand tout s’effondre, quand la mémoire elle-même devient un champ de bataille ? « On a la mémoire qu’on choisit, la mienne est imaginaire », écrit-elle, soulignant la fragilité des repères intérieurs. La mémoire devient une construction subjective, un espace de reconstruction qui vacille sans cesse entre le réel et le fantasme. Les souvenirs, les adieux jamais prononcés, les amours trop forts sont autant de blessures qui se rouvrent sous la plume de Pons. Elle confie : « J’ai sali mes mains en cherchant sur la peau des autres ta douceur », reconnaissant l’impossibilité de remplacer ce qui a été perdu.
La mémoire devient une construction subjective, un espace de reconstruction qui vacille sans cesse entre le réel et le fantasme.
La poésie joue ici un rôle de cicatrisation : elle colmate ces failles béantes. « J’ai sali ma mémoire en essayant de construire avec eux des souvenirs qui n’auraient été beaux qu’avec toi », avoue la narratrice, multipliant les confessions d’échecs intimes. À travers une syntaxe éclatée, des images récurrentes de brûlure et de feu, Pons montre que la poésie n’est pas seulement un lieu de beauté, mais aussi un espace de vérité crue, où l’on confronte ses failles sans artifice.
La folie, preuve de liberté
Paradoxalement, dans ce chaos, la folie, ou ce qui lui est attribué, devient une voie vers la liberté. « Je suis folle de joie, folle de peur, folle de tristesse et d’amour », revendique la narratrice, détournant ainsi le terme de « folie » pour en faire une force d’affirmation de soi, une énergie capable de transcender les frontières de la norme. Cette folie devient alors une réponse vibrante à l’absurdité du monde, une échappatoire face aux carcans d’une normalité qui n’a d’autre fonction que d’emprisonner. « Je ne veux plus mourir mais je crois que personne ne me l’a demandé », confesse-t-elle, transformant sa propre survie en acte de rébellion contre l’indifférence du monde extérieur.
Pons révèle que, dans cet espace cloisonné qu’est l’hôpital psychiatrique, ce n’est pas tant la folie qui prédomine que la diversité des existences – une multitude de manières d’être au monde, qui subvertissent les codes et ouvrent d’autres horizons. La folie, loin d’être une pathologie, se transforme en révolte silencieuse contre une société qui exclut toute forme d’excès, une insurrection intime contre les normes qui étouffent la singularité.
Ainsi, Feu Mange Forêt résonne comme le chant d’une humanité en proie à ses propres démons, mais qui, dans l’épreuve du désastre, trouve une forme d’apaisement. Cet apaisement, toutefois, ne réside pas dans le retour à l’ordre, mais dans la possibilité d’une recréation. Une recréation d’une communauté qui se forme, fragile, instable, mais réelle – un « être ensemble » fait d’individus marqués par la marginalité, qui se retrouvent dans l’entre-deux des cendres pour esquisser un nouveau cadre de normalité. Le feu, image récurrente et centrale dans l’œuvre de Pons, qui consume la forêt et brûle l’âme, n’est pas à comprendre comme une simple destruction. Il mute, se transforme : de destructeur, il devient purificateur. Que reste-t-il après l’incendie, après que tout a été ravagé ? Ce feu qui dévaste libère également, laissant la possibilité d’une renaissance, d’un renouveau à partir des décombres. « Et finalement j’existe encore », déclare la narratrice, triomphante face aux flammes. Cette affirmation, elle-même incandescente, exprime une force de survie indomptable, une volonté d’être, de continuer, même au cœur des cendres fumantes d’une vie en apparence dévastée.
- Clémentine Pons, Feu mange forêt, éditions Blast, 2024.
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