Claire Mathot

Claire Mathot : la possibilité d’une fuite

Dans un passé lointain ou un futur incertain, la vie à C… est rythmée par le passage des saisons et la violence rituelle qui sous-tend les relations entre les habitants de ce petit village isolé. Pourtant, à l’orée d’un hiver qui s’annonce particulièrement dur, le retour d’un ancien villageois disparu depuis de longues années bouscule les habitudes d’une poignée de personnages. Dans La Saison du silence, son premier roman, Claire Mathot imagine, à la manière d’un huis clos, un univers froid et impitoyable – au sein duquel quelques êtres isolés rêvent parfois d’une issue.

À C…, les villageois n’ont d’existence que leur occupation. Uniquement désignés par une profession qu’ils incarnent le plus souvent avec morosité – qu’ils soient Écrivain, Maire ou Fossoyeur – ils vivent sans avoir l’air d’y croire réellement. Au sein de cet étrange jeu de rôle, une violence bien réelle imprègne les relations, violence rendue plus crue encore par le voyeurisme indifférent qu’elle éveille. Chaque habitant vit en effet dans la crainte d’une Destitution, une cérémonie au cours de laquelle un villageois peut revendiquer la place d’un autre. Ce dernier devra choisir entre un renoncement volontaire – qui rendra son existence à C… obsolète – ou un duel à mort public, seule forme de tradition qui réunisse ponctuellement tous les habitants sur la place du village. La peur, une forme vicieuse, blanche et muette, est ainsi l’émotion la plus répandue, celle qui lie entre eux les villageois, peur de la Destitution donc, mais aussi de l’hiver qui vient.

Chaque saison froide, le village se retrouve en effet totalement coupé du monde extérieur, laissant les plus démunis à la merci du froid et de la faim. L’autrice réussit parfaitement à décrire cette attente lancinante de l’hiver, cette ambiance de désolation menaçante qui plonge peu à peu le village dans une torpeur blanche, et qui accentue encore le caractère immuable et froid de ses règles. Elle fait jouer une série d’échos entre un paysage morose, piégé par la neige et la glace qui ensevelissent peu à peu toute forme de vie, et la cruauté qui caractérise la vie sociale de C…, où l’enfance, l’entraide et l’imagination semblent exclus de principe. 

La Saison du silence est le récit de cette tension entre une aspiration à la fuite et la peur de l’étrangeté.

Devenir étranger

Au sein de cette société close sur elle-même, certains habitants se prennent parfois à rêver d’autre chose, d’un ailleurs plus chaleureux où ils pourraient goûter à la liberté et l’amour. C’est cette opposition entre le microcosme fixe du village et le macrocosme fantasmé que représente l’extérieur qui donne sa structure narrative à l’intrigue. Elle prend dans l’ouverture la forme d’une silhouette se découpant sur le fond indistinct d’une nuit de brouillard obscure, d’un voyageur mystérieux qui revient dans son village natal après un long périple : « C’est la nuit, une nuit d’ours qui hiberne. Tout est étouffé, l’obscurité colle au sol. Nul autre son qu’un craquement irrégulier, vite englouti par les rafales du vent d’ouest. Un voyage marche, seul. ». Ce retour marque pour les personnages principaux la prise de conscience de l’existence d’un autre espace de possibles, ou du moins de regrets. Pourtant, l’Aventurier a retrouvé partout, malgré le soleil, la même hostilité, qu’elle soit celle des hommes ou des bêtes, comme si la prédation était le seul rapport au monde possible : « S’il est possible de quitter C… pour des pays verts et chauds, le climat des hommes nous a toujours paru trop semblable à celui que nous connaissons ici… Pendant 20 ans, nous avons traîné nos semelles sur cette terre sans trouver un endroit où des êtres nous ressemblant se seraient établis… ». Dans son roman, Claire Mathot sonde donc la possibilité même d’une fuite dans un monde qui semble de tout temps figé dans la peur.

Au fil des chapitres, le langage se dessine doucement comme une forme de refuge pour ceux que cette société accable. À C…, les mots et les phrases sont purement utilitaires. L’Écrivain, qui ne rédige que des documents administratifs, n’est pas prié de faire preuve d’imagination. Ayant renoncé à d’autres usages possibles, entrevus du temps de sa jeunesse, il ne peut que ressasser son absence de vitalité. Le retour de l’Aventurier révèle pourtant à d’autres personnages l’existence d’emplois différents des mots, porteurs d’émotions nouvelles, dont ils soupçonnaient à peine l’existence : « Tu sais, on déchiffre des lettres, puis des mots, et on ne sait pas où cela nous mène… ». Toute langue véritable est ainsi une fenêtre ouverte sur l’altérité, seule garante d’un rapport neuf aux autres et au monde. Mais par cette singularité qui est la sienne, le langage, comme la liberté, cache aussi des dangers : « Les mots… L’Ancien Langage en avait beaucoup plus que le Langage… Les mots en file, comme des colonnes d’insectes… Les bestioles qui dévorent les corps… Les mots qui dévorent…». Nous aventurant sur des territoires inconnus, il menace de nous rendre étrangers à nous-mêmes, sauvages.

C… est le symbole et l’espace matriciel de toute société guettée par l’anomie.

Sortir du piège

La Saison du silence est le récit de cette tension entre une aspiration à la fuite et la peur de l’étrangeté, étrangeté dont l’intrigue – qui dénote dans l’actualité littéraire francophone – est pleine, mais qui manque malheureusement parfois au style de l’autrice comme le montrent certaines métaphores entendues (« Elle était aussi éclatante que le soleil… ») ou dialogues stéréotypés. À l’image de ses personnages qui émergent progressivement de leur torpeur, la primo-autrice semble donc, dans certains passages, chercher encore sa langue. Néanmoins, elle réussit parfaitement à installer cette atmosphère si singulière qui piège les personnages.

La Saison du silence est donc un premier roman déroutant, plein de promesses. Tenant à la fois du conte médiéval et de la dystopie, il nous parle de notre propre monde. C… est en effet le symbole et l’espace matriciel de toute société guettée par l’anomie : « C… était une plante sauvage, songea-t-elle amèrement, dont les rejets tordus ne cesseraient jamais de se multiplier, s’adaptant pour lier à eux chaque herbe folle. » Dans un espace où nous n’aurions de Destin que notre utilité, sans finalité autre que la perpétuation d’un système déshumanisant, nous pourrions être tentés de fuir. Si le dénouement nous laisse incertains quant au sort réservé à ces quelques herbes folles qui osent encore à s’éparpiller, Claire Mathot fait de l’imagination une ressource pour trouver des issues.

  • La saison du silence, Claire Mathot, Éditions Actes Sud, janvier 2025.
  • Crédit photo : ©Renaud Monfourny.

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