Charlotte Delbo : prières poétiques

Les Éditions de Minuit publient en mars 2024 une anthologie poétique de Charlotte Delbo, Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants. Ce recueil condense tous les poèmes de l’autrice, à l’origine disséminés dans ses textes à la forme hybride. Dans les trois tomes d’Auschwitz et après, Charlotte Delbo écrit l’expérience des camps et son vécu de l’après au moyen d’un mélange entre récit et poésie. Ici, dans Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants, il n’y a plus que le poème, décontextualisé, ou peut-être recontextualisé dans un ensemble poétique à l’énergie démultipliée.

L’expérience du retour des camps à l’épreuve du poème

La poésie est un moyen pour Charlotte Delbo de donner à lire, entre les mots, entre les vers, l’expérience des camps. Le poème est une force. Il condense en quelques mots, en quelques phrases découpées en vers libres, une pensée vive, qui retranscrit de manière frappante une expérience qui va au-delà de tout dicible. 

« Vous voudriez savoir, poser des questions
et vous ne savez comment poser les questions
et vous ne savez quelles questions
alors vous demandez
des choses simples
la faim
la peur
la mort
et nous ne savons pas répondre
nous ne savons pas répondre avec vos mots à vous
et nos mots à nous
vous ne les comprenez pas »

Pourtant, de son vivant Charlotte Delbo n’a publié aucun recueil de poésie. Dans cet ensemble inédit publié par les Éditions de Minuit, les poèmes ne soutiennent plus le récit du camp – ils sont donnés à lire pour eux-même, mettant en avant la préoccupation poétique de Delbo d’une manière singulière. Le recueil offre également à lire des textes inédits ainsi que des poèmes publiés en revue, souvent évincés de son oeuvre, car difficilement accessibles : le recueil rend ainsi hommage à l’autrice, non seulement en tant qu’écrivaine majeure qui a écrit l’expérience des camps, mais aussi comme poétesse à part entière. Rendant justice à sa poétique, Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants permet de redécouvrir Charlotte Delbo sous un nouveau jour, plus décontextualisé et peut-être davantage lisible. Si le poème perd peut-être en force de frappe en étant ainsi séparé de la prose qui l’accompagne originellement, il est ici plus facile d’accès, le recueil étant une bonne porte d’entrée dans l’oeuvre de Delbo. 

« Les poètes voient au-delà des choses » 

La poésie de Delbo est une poésie qui ne détourne pas le regard, qui dit sans détours, qui creuse un espace imposant, vibrant – escarpé. 

« Je reviens d’un autre monde
dans ce monde
que je n’avais pas quitté
et je ne sais
lequel est vrai
dites-moi suis-je revenue
de l’autre monde ?
Pour moi
je suis encore là-bas
et je meurs
là-bas
chaque jour un peu plus
je remeurs
la mort de tous ceux qui sont morts
et je ne sais plus quel est vrai
du monde-là
de l’autre monde-là-bas
maintenant
je ne sais plus 
quand je rêve
et quand je ne rêve pas. »

Les mots choisis sont d’une simplicité déconcertante et réussissent, par leur découpage en vers libre, saccadé – presque mot à mot –, à créer une déflagration. Par le blanc de la page laissé, le mot résonne plus fort, plus chargé de sens. Dans le silence qui se crée on entend et on voit – on comprend – la souffrance, le désespoir, l’impossible retour de cette expérience. C’est le retour qui est insurmontable. Delbo se concentre sur l’après-camps, l’expérience des survivantes et survivants. Elle matérialise dans sa poésie la vacuité, la sensation de vide et l’incompréhension à laquelle elle se heurte devant « la vie » :

« Mon coeur a perdu sa peine
il a perdu sa raison de battre
la vie m’a été rendue
et je suis là devant la vie
comme devant une robe
qu’on ne peut plus mettre. »

En creux se dessine un hommage à son mari, Georges Dudach, militant communiste fusillé en 1942 à l’âge de vingt-huit ans, à qui elle s’adresse dans de nombreux poèmes. Elle lui écrit, et elle écrit pour lui, pour dire cette mort injuste :

« Dans un monde
où ne sont pas vivants
ceux qui croient l’être
toute connaissance devient inutile
à qui possède l’autre
et pour vivre
il vaut mieux ne rien savoir
ne rien savoir du prix de la vie
à un jeune homme qui va mourir. »

C’est en ce sens que sa parole se fait prière : elle est toujours adressée à un « Tu », un « Tu » à qui parler, un horizon – même confus, même incompréhensible. La poétesse est ainsi celle qui voit mais aussi celle qui lance sa parole telle une bouteille à la mer, cherchant un écho dans un monde où le retour n’est plus possible, où il n’est plus possible de revenir. 

  • Charlotte Delbo, Prières aux vivants pour leur pardonner d’être vivants, Édition de Minuit, mars 2024


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