Ce pourrait être la zone commerciale de n’importe quelle ville ou village, dans n’importe quelle région d’Europe ou d’Amérique. Un parking de supermarché, un snack, un hôpital, des ronds-points. Plus loin, à l’écart, une maison bourgeoise, son jardin, puis le bois au loin.
Litanie poétique de la solitude urbaine
Et partout entre ces lieux, l’ennui, la solitude, le désœuvrement et les angoisses existentielles de Théo et Max, la vingtaine, empêtrés dans les perspectives d’un avenir flou, préférant zoner sur les dalles de béton plutôt que de se confronter aux attentes de la vie d’adulte. Ils ont compris, déjà, que les valeurs de l’enfance n’existent plus. En parallèle, le docteur Rombouts, ses gardes jusqu’à pas d’heure dans les couloirs de l’hôpital et ses verres de whisky avalés soir après soir, une autre solitude, d’autres angoisses, et les regrets d’une vie qu’il n’a pas su retenir.
Rien ne change, jamais, dans ce coin-là, les jours défilent les uns après les autres, jusqu’à ce soir de juin, le premier de l’été, où tout bascule, d’un coup. Des coups de feu, une forêt, et les trois destins réunis pour l’éternité.
Une langue complexe aux allures familières
Il est certaines œuvres, certaines langues qu’il faut apprendre à apprivoiser pour pouvoir en percer les mystères. Des phrases aux rythmes si neufs que l’œil peine à s’habituer. Celles de Célestin de Meeûs sont de cette famille-là.
On y retrouve ce qui faisait déjà le sel des romans de Nicolas Mathieu ou de David Lopez, des univers industriels entre la ville et la campagne, des jeunes désœuvrés aux rêves infimes et aux peurs immenses, des vieux abîmés qui n’espèrent plus que la vie change, des odeurs de shit et des canettes de bière premier prix oubliées dans les carcasses des voitures.
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Tours et détours : une poétique duale entre jeunesse et vieillesse, asphalte et forêts.
Mais s’y ajoutent ici une poétique hors pair, des phrases ultra maîtrisées, ciselées à la virgule et au point près et dont les scansions répètent inlassablement le même motif : deux jeunes qui zonent sur un parking, ceux que l’on observe d’un coin de l’œil un peu méfiant, qui cherchent à se souler pour oublier l’ennui.
« Le monde est fini, se dit Théo, qui sentit, ou crut soudain comprendre, que par cette simple pensée tout son système de valeurs, érigé, inculqué, petit à petit, depuis l’enfance, à travers ses parents, ses cours à l’école et la télé et Internet, tout ce système de valeurs, donc, venait de s’effondrer : l’empathie n’existait pas, la préoccupation de son prochain non plus, et encore moins le prétendu intérêt pour le voisin, pour l’étranger, non, en vérité tout le monde « s’en bat royalement les couilles » de tout le monde, pensa Théo ».
Et de l’autre côté, un homme au bord de la retraite, qui aurait pu être l’un de ces adolescents il y a longtemps, et ne sait plus communiquer avec ses fils.
Des phrases qui se répètent, donc, comme l’ennui qui revient frapper à la porte.
Des phrases qui se répètent, donc, comme l’ennui qui revient frapper à la porte. L’œuvre est exigeante, empreinte d’une poésie certaine, elle se répète, beaucoup, et nous laisse en apnée, sans possibilité de respirer. Tout à la fois éreintante et enivrante, c’est un pari risqué, qui ne fonctionnera pas sur n’importe qui. Il faut s’accrocher, aller chercher au fond de soi la ressource qui pousse à continuer malgré les tours et les détours souvent irritants qu’opère Célestin de Meeûs dans son texte.
Un texte insaisissable et pourtant addictif
C’est peut-être là le secret. Un texte insaisissable, qui se mérite, auquel il faut revenir, que l’on a parfois envie de laisser tomber, mais qui revient nous chercher à chaque fois. Répétition après répétition se construit un univers lent et âpre qui installe dans nos corps de lecteurs les vies des personnages.
Souvent, le cœur se serre à l’évocation des idéaux perdus, des rêves ratés, de ces deux garçons qui s’arrêtent devant la vitre du Macdo pour avoir simplement l’occasion d’apercevoir un peu de cette vie normale dont ils ont tant voulu faire partie, ou de cet homme qui ne sait plus parler d’amour à ses enfants à lui.
Un roman du XXIe siècle : anti-héros et angoisses contemporaines
C’est le roman de deux générations taiseuses, l’une à laquelle on a appris à se tenir droite, l’autre à laquelle on a balancé que tout est foutu, de toute manière, et il est difficile de ne pas voir les échos avec le monde social d’aujourd’hui. Tous les maux du monde convergent entre ces 150 petites pages et ces personnages peu attrayantsdeviennent attachants . Peut-être justement parce que dans cet anti-roman, Célestin de Meeûs réussit un vrai roman du XXIe siècle, empreint de toutes nos colères et nos hontes, laissant derrière lui un arrière-goût amer dont il est difficile de se défaire.
Déjà couronné du prix Stanislas du premier roman francophone, Mythologie du .12 dessine la voix novatrice d’un auteur qu’il faudra suivre.
- Mythologie du .12, Célestin de Meeûs, éditions du sous-sol, 2024.
- Crédit photo : © Manon Perrola
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