Je suis persuadée que je ne saurai pas rendre hommage à cette oeuvre de manière à saisir toute son ampleur. Comment capturer dans des mots la profondeur du témoignage que Cécile Cée nous livre dans Ce que Cécile sait ? À travers une forme hybride, où les mots se mêlent aux dessins, l’autrice déploie un langage polymorphe, celui de la petite fille prisonnière des silences et des violences familiales, mais aussi celui de la femme autrice, engagée et théoricienne. Illustrations et phrases participent ensemble à ce réseau narratif qui nous immerge dans une réalité à la fois crue et poétique, celle de son journal de sortie d’inceste.
Et pour cause, avec ce journal, Cécile Cée crée un espace où elle affronte l’indicible, où la douleur n’est pas masquée ni atténuée, livrée alors dans toute sa complexité et sa crudité. Sortir de l’inceste par l’écriture, pour elle, signifie révéler un paradoxe déchirant : celui de faire cohabiter l’intime et le collectif, l’horreur et la beauté d’une expression artistique qui semble puiser sa force dans les failles mêmes de son vécu. Ce journal de sortie d’inceste devient ainsi un acte à la fois personnel et politique : en reconquérant sa voix, elle la rend aussi à tous ceux et celles qui, jusque-là, ont été contraints au silence et, en ouvrant la porte, elle les invite à sortir à leur tour.
De manière générale, l’art du paradoxe sillonne l’œuvre. En effet, elle incarne à la fois la beauté et l’horreur, l’art et la violence, tout en prouvant que ces extrêmes peuvent cohabiter. La mosaïque complexe qui émerge alors de ce texte révèle un subtil équilibre entre l’intime et le collectif, où la douleur individuelle est transcendée pour s’inscrire dans une dimension universelle. Au coeur de ces pages et du récit, le personnel devient politique. Comme l’écrit Cécile : « Je vois comment j’étais un objet sexuel dans les mains de mon père, mais aussi un objet tout court dans les mains si douces et aimantes de ma mère. » Le texte interroge ainsi les dynamiques de l’inceste, mais aussi de la complicité tacite des proches, tout en exposant la violence des structures familiales – il est une véritable autopsie des mécaniques de violences intrafamiliales et incestuelles, placées au coeur de notre « organisation sociétale », conclut l’autrice.
Cécité de la mère : victime ou complice ?
La relation entre Cécile et sa mère est l’un des fils conducteurs les plus ténus de l’œuvre, l’une des composantes les plus complexes de la structure familiale, oppressante et silencieuse. Nous le remarquons lorsque Cécile observe comment sa mère ferme les yeux, littéralement et métaphoriquement, face aux abus qui se déroulent sous ses yeux. « Je vois toutes les fois où ma mère a fermé les yeux. Je vois ses mensonges ». Cette complicité silencieuse est une violence en soi, une violence qui, pour Cécile, est encore plus insidieuse que l’acte incestueux lui-même. La complicité passive de la mère perpétue le cycle de l’abus, une situation dans laquelle Cécile se trouve prisonnière.
La complicité passive de la mère perpétue le cycle de l’abus, une situation dans laquelle Cécile se trouve prisonnière.
Cécile pousse son analyse encore plus loin en qualifiant la figure maternelle de « mère incestueuse ». Ici, elle explore la douleur de devoir non seulement reconnaître les actions de son père, mais aussi comprendre que sa mère jouait un rôle actif dans ce cycle de violence. Ce constat est d’autant plus bouleversant que, comme elle l’écrit, « Ma mère recouvrait ses propres violences psychiques d’un amour aveugle – un amour incestueux ». En évoquant la « culture de l’incestuel », un terme emprunté à Paul-Claude Racamier, elle illustre la manière dont cette dynamique dépasse le simple cadre individuel pour devenir une structure familiale à part entière.
Le mécanisme incestuel et la culture de la complicité
L’incestuel est l’un des contextes clés de l’œuvre, concept que l’autrice développe et analyse. Il désigne le système où l’inceste est à la fois fois masqué et exhibé. « L’incestuel, c’est la clef de voûte de l’inceste », explique-t-elle, en reprenant les théories de Racamier, qui définissent l’incestuel comme le passage de la violence physique à une violence plus insidieuse, qui devient culturelle. Cécile dénonce cette culture de l’incestuel, présente non seulement dans sa propre famille, mais aussi dans la société, à travers des figures comme Serge Gainsbourg, dont on « n’a jamais vraiment saisi la violence ». Pour Cécile, Gainsbourg incarne cette glorification de l’inceste sous le masque de l’irrévérence artistique. « L’aveuglement sur le cas Gainsbourg est affolant », écrit-elle. Elle nous rappelle donc que la société continue de célébrer des figures qui, sous prétexte d’art, normalisent la violence sexuelle et le dysfonctionnement familial. Cette critique cinglante pointe du doigt non seulement l’artiste, mais aussi la complicité culturelle qui perpétue ces systèmes de domination. « C’est l’incestuel parfait : aucune trace physique, que du doute, et tout le monde est coupable, mais personne ne l’est vraiment ».
L’arbre généalogique, le traumatisme en héritage
Notons que l’œuvre de Cécile commence par un rappel déchirant de la violence cachée derrière le système familial. « Mon arbre généalogique est plein de nœuds », nous dit-elle, un schéma tortueux qui symbolise non seulement la complexité des liens familiaux, mais aussi la violence cyclique qu’elle a subie. Derrière ce schéma, elle dépeint une enfance marquée par les silences, les mensonges et l’omniprésence d’un père incestueux. L’absence de protection est totale : « Personne ne s’interrogeait sur la tristesse des enfants de la maison ». La dépression, l’isolement et les troubles alimentaires de Cécile sont passés inaperçus, ensevelis sous les apparences d’une famille fonctionnant parfaitement en surface.
Le passage où elle expose l’indifférence des autres à ses tourments résonne d’une détresse sourde. L’éducation, présentée par ses parents comme une porte ouverte sur de nouveaux horizons, se transforme pour Cécile en un terrain de harcèlement et de solitude. Malgré des signes évidents, ni sa dépression ni les violences familiales ne sont perçues – pire encore, elles sont ignorées, parfois même légitimées, notamment par ce silence universalisé. Celles que sa tante a subies le sont particulièrement, comme en témoigne le passage suivant :
Cette fausse normalité est typique des familles où l’inceste est ancrée dans les structures mêmes du quotidien, où la façade sociale cache les pires atrocités.
L’arbre généalogique, dans sa symbolique, incarne donc la transmission intergénérationnelle. Ces branches nouées et fracturées parlent et révèlent comment les mensonges et les non-dits nourrissent un système familial pervers qui permet aux violences de se perpétuer, créant un cycle de domination silencieuse, où chaque génération subit les conséquences des traumatismes enfouis, normalisant les abus et déshumanisant les victimes. Elle se sert à ce sujet de la notion de transmission intergénérationnelle du trauma, un sujet théorisé par Dorothée Dussy dans Le Berceau des dominations. « C’est une organisation sociétale », conclut l’autrice.
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Récit autobiographie, dessins et ancrages théoriques
Cécile s’appuie largement sur l’analyse fine de Dorothée Dussy dans Le Berceau des dominations pour souligner comment le silence familial est un mécanisme de survie pour les dominés, mais aussi une forme de violence intériorisée. Racamier, avec sa théorie de l’incestuel, devient une référence centrale dans la manière dont Cécile perçoit non seulement sa propre expérience, mais aussi celle des autres victimes de l’inceste. La critique de l’institution judiciaire et sociale est également omniprésente dans l’œuvre, notamment à travers les références à la CIVISE, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants. En citant des experts comme Caroline Rey-Salmon ou Valérie Marange, Cécile soulève des questions essentielles sur la manière dont la société perpétue la culture de l’impunité pour les agresseurs.
Illustrer le silence et la résistance
La relation entre le texte, qui dénonce les violences, et les illustrations, percutantes, est essentielle. Les images, d’apparence innocente, amplifient la force des mots, créant un contraste qui intensifie le message dans la mesure où elles nous renvoient à une vision enfantine, renforçant la force des révélations sur la violence et l’inceste, tout en nous incitant à percevoir ces vérités avec une sensibilité innocente, mais brisée par la violence des faits, de leur système. Prenons par exemple cette scène où elle se dessine à 18 ans, entourée de l’isolement et du harcèlement qu’elle a subi. Le contraste entre les dessins enfantins et le propos d’une violence extrême donne à l’œuvre une dimension encore plus troublante. Les images deviennent un lieu de résistance, une possibilité de briser le silence par l’art, car Cécile transforme le dessin, outil enfantin de prime abord, en outil de dénonciation, une manière de rendre visible ce qui a été invisibilisé de son vécu d’enfant. Ses autoportraits, par exemple, ne font pas d’elle qu’une victime, mais une survivante qui tente de reprendre possession de son récit, de pratiquer une forme de narrativité thérapeutique.
Cécile Cée, à travers son récit, parvient alors à transformer son vécu personnel en une analyse critique de l’inceste et des violences familiales, croisant sa propre expérience avec des réflexions théoriques.
Ce que Cécile sait est une œuvre qui marque par le récit autobiographique qu’elle libère, un récit qui réveille la révolte, la douleur, mais surtout le combat contre ces violences qui perdurent. Cécile Cée, à travers son récit, parvient alors à transformer son vécu personnel en une analyse critique de l’inceste et des violences familiales, croisant sa propre expérience avec des réflexions théoriques. Pour ce faire, elle n’hésite pas à montrer les répercussions alarmantes de l’inceste, de la violence psychique et de l’anéantissement de la parole des victimes. En exposant son passé et en critiquant les systèmes qui ont permis à ces violences de persister, l’œuvre nous invite à la vigilance, à rompre notre complicité dans ces silences qui perdurent, dans nos sphères familiales, mais aussi à l’échelle sociale. Elle nous pousse alors à « défaire les nœuds dans les branches de l’arbre familial », à réécrire l’histoire autrement. Ce retour aux mots, ceux qui ont été enfouis dans des journaux d’enfant, devient une manière de retrouver la voix nécessaire pour sortir de l’emprise du silence, pour écrire un nouveau journal, libérateur, car, à mesure qu’il rétablit la réalité des violences subies, il dénoue les secrets transmis de génération en génération.
- Ce que Cécile sait, Cécile Cée, Marabout, 2024.
Je te vois, Cécile, dans ta vérité
Je vois que ta main tremble mais trace des lignes d’éclats
chaque silence cède sous la force de ton cri muet,
les ombres s’effacent, dévoilant des vérités oubliées,
tu avances, lumineuse, dans l’obscurité qui se dissipe.
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