Trois quarts de peine de Camille Paule est un recueil de poèmes au récit éclaté, une série de moments suspendus qui se lisent comme autant de respirations étouffées. L’œuvre, par sa structure morcelée, saisit le lecteur et le retient dans des fragments de quotidien marqués par une tension sourde et une violence en sourdine, celles causées par le deuil et les souvenirs venus se coucher sur la page. Paule explore ainsi les limites de la communication humaine, de l’expression de soi au sein d’un environnement hospitalier où la parole devient aussi dure que précieuse.
La poétesse insuffle aux scènes décrites une étrangeté qui révèle l’inconfort des routines aliénantes qu’elles soient domestiques, médicales ou liées à l’enfermement — en dissociant gestes familiers comme le sifflement d’une cafetière, la fermeture d’un bureau ou le passage au portique, de leur vide émotionnel, révélant par la fragmentation et la répétition l’absurdité oppressante de ces rituels. Dans « En septembre je récupère le courrier dans l’escalier de service, je mets le coin de l’enveloppe rose à la bouche exprès », l’enveloppe, féminine et rose, devient l’instrument d’un échange muet et subversif. « La cafetière siffle, hier j’ai laissé les SMS en vu » nous plonge dans la monotonie des jours, où chaque silence choisi signale une érosion intérieure. Les « vases vides » et « fleurs fanées dans l’évier » incarnent une rupture lente et amère avec la vitalité. « Hier j’ai fermé le bureau, j’ai pas lavé les tasses » suggère un détachement de ces rituels, une négligence teintée d’épuisement. Les réminiscences, comme « 17:45, tu prends mon sac quand je descends du car », mettent en contraste un passé de petites attentions avec un présent dégradé. Par de tels détails anodins mais évocateurs, Paule démarre cette œuvre en tissant une trame de désenchantement et de résistance, où l’abandon et l’ancrage émotionnel se confondent. Répétition, fatigue et lutte pour la communication émergent ainsi derrière son rapport complexe au passé et au présent, mondes en collision face au quotidien et à la vie intérieure perturbés.
Deuil, souffrance et retrait du monde
La solitude se manifeste d’abord dans l’expression du deuil : « maman dit que je ne suis pas obligée d’assister à la fermeture du cercueil » pour garder une « belle image » de sa grand-mère, de son grand-père, de sa tante, « elle », « lui » et « toi ». Ce premier contact avec la perte porte en germe une tempête et le recueil permet de rendre par le langage la réalité de cette douleur : elle « crie fort » alors que cela n’émeut « personne », « suffoque », « se laisse glisser contre le mur et le sol », jusqu’à trouver un apaisement dans la chute. Ce glissement, la voix poétique le traduit en une simple, poignante affirmation : « je déborde ». Mais comment figurer aux autres ce débordement, cette saturation intime, comme leur dire l’impossible d’un corps qui déborde ?
La routine, les gestes automatiques, les anxiolytiques se substituent alors à la voix poétique, marquant un contraste déchirant entre la maîtrise apparente et l’ouragan intérieur, entre l’indifférence des autres et l’intensité d’un ressenti en suspens : « on apprend à être bibliothèque, pas plus ».
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Une cellule à soi : survivre à la solitude
Dans Trois quarts de peine, la poétesse déploie une vision troublante de l’hôpital psychiatrique, que l’on se sent emprisonné dans une métaphore carcérale, tissée avec soin du titre au moindre fragment du texte. Elle interroge sans relâche l’ambiguïté de cet espace : une enclave où le désir de solitude se cogne sans cesse aux parois d’une surveillance omniprésente. Cette imbrication de la métaphore carcérale au sein de l’hôpital psychiatrique invite à une réflexion poignante sur la tension entre intimité et contrôle, où la liberté individuelle s’effrite lentement sous la contrainte d’un regard permanent, imposant une étrange proximité entre le corps confiné et la solitude impossible. Les poèmes alors deviennent une peinture implacable d’un univers où l’enfermement psychologique se mue en routine mécanique, presque clinique. Les mentions de l’heure – « 9:15 : allo surveillant », « 10:30, parloir deuxième tour » – scandent un quotidien morcelé, rythmé par les appels, les surveillances, et les actions répétées, tout en soulignant la rigidité d’un espace institutionnel tenu au secret. Cette vie réduite à des « bips sourds » et des « briefings » crée une ambiance oppressante, que la voix poétique renforce par un langage sec, désincarné, propre aux milieux fermés. Pourtant, au cœur de cet univers d’échos stériles, surgit une discrète étincelle d’intimité : « je trouve ça beau, je lui dis pas ». Ce silence retenu devient une ultime résistance, une beauté préservée dans le secret de l’esprit, une sorte de refuge pour fuir la réalité où toute émotion s’étouffe sous la contrainte du protocole.
La quête d’une cellule individuelle, symbolisée par la phrase « J’obtiens ma simple après 24 heures » traduit un désir de se retrouver face à soi-même malgré le contexte oppressant. Ici, la « simple » devient un microcosme de liberté, un espace fragile d’indépendance où l’individu, malgré l’enfermement, cherche à se reconnecter avec son intériorité, loin du collectif intrusif. Dans ce milieu, la rigidité des mouvements révèle une aliénation progressive. La phrase « Je sais même dans quel sens tourner en cours de promenade » incarne l’absorption de la voix poétique dans un rythme imposé, où les gestes deviennent automatiques, presque mécaniques. Ce processus, qui érode l’individualité, illustre la manière dont l’enfermement hospitalier peut forger des automatismes destructeurs pour l’identité. Cette « chorégraphie » imposée, loin de guérir, enracine davantage la souffrance, transformant les routines en métaphores de l’oppression.
Le recueil de Camille Paule explore aussi la dépossession de soi à travers le regard des autres
Le recueil de Camille Paule explore aussi la dépossession de soi à travers le regard des autres, comme en témoigne « Je prends taxi pour changement d’unité, je suis perdante ». Chaque déplacement dans l’espace devenu prison, chaque transition d’une unité à l’autre de ce lieu, souligne la vulnérabilité et la perte de contrôle de l’individu.
L’exploration de la solitude et de sa cellule dans ce monde peuplé est brutale et nuancée, preuve de l’aliénation institutionnelle : les poèmes résonnent comme une échappée, un cri étouffé dans les murs de l’hôpital – les mots, en somme, qui n’y ont pas été dits.
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Somnifères et dissolution de la conscience : la fuite dans l’oubli artificiel
« Je sombre sous somnifères ». Cette phrase minimaliste capture l’évasion par l’oubli : ici, le somnifère devient un instrument de dissolution, un moyen de rompre avec la réalité en se glissant dans les profondeurs d’un sommeil induit. Le verbe « sombrer » est lourd de sens, coincé entre la perte de contrôle et l’abandon volontaire à l’inconscience, comme si le sommeil artificiel devenait le seul refuge possible. Le recours à la médication, dans ce contexte, traduit une volonté d’échapper à l’angoisse, de suspendre la douleur par une suspension de la conscience elle-même, piégée ou réconfortée dans un entre-deux consensuel. La voix poétique explore l’aspect aliénant de la médication, sa capacité à anesthésier la douleur tout en effaçant progressivement les contours de la personnalité, comme si chaque somnifère pris emportait avec lui une partie de l’être.
Le sommeil forcé se présente ici comme une mort temporaire, un retrait de l’existence qui n’apporte qu’un apaisement précaire, laissant l’individu à la merci d’une lucidité qui revient toujours, plus tranchante, plus implacable. Le somnifère est ici l’emblème d’une lutte acharnée pour échapper, ne serait-ce qu’un instant, à l’inflexible réalité de l’emprisonnement mental et physique.
Innocence et attachement : la petite sœur comme dernier lien à la douceur
Enfin, « Avec ses grandes dents de devant toujours petite elle » résonne comme une bulle de tendresse au milieu de la dureté ambiante. Cette image de la petite sœur, décrite avec affection, cristallise les souvenirs d’une innocence perdue, d’un attachement familial qui reste l’unique ancrage dans un quotidien morne et aliénant. La présence de la petite sœur, évoquée avec une pointe de nostalgie, représente le souvenir d’une douceur enfantine, d’une relation à l’abri de la violence et de la rigidité des structures institutionnelles : les liens affectifs persistent au-delà des murs et des barrières, comme si la figure de la sororité, l’amour en somme, était la seule capable de redonner un sens à l’existence. De réduire la peine à ses trois-quarts.
Camille Paule, à travers ces descriptions fines et ces images quotidiennes, parvient ici à révéler la profondeur de l’âme humaine face à l’aliénation
Camille Paule, à travers ces descriptions fines et ces images quotidiennes, parvient ici à révéler la profondeur de l’âme humaine face à l’aliénation : son premier recueil poétique participe à la construction d’un univers où la souffrance est omniprésente mais où subsiste une forme de dignité, une résistance obstinée à l’anéantissement intérieur.
- Trois quarts de peine, Camille Paule, éditions Maintien de la Reine, 2024.
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