À l’ammoniaque : exploration d’une langue corrosive

Après avoir publié Sans fautes de frappe. Rap et littérature en 2016, et Pas là pour plaire ! Portraits de rappeuses en 2020, la chercheuse Bettina Ghio propose un nouvel ouvrage consacré au rap et à ses liens avec la littérature depuis « le tournant des années deux mille dix ».

À partir de 2008, le rap français, selon l’autrice, fait face à la fois à une crise de l’industrie du disque et à un mépris des éditorialistes et personnalités politiques de droite. Face à ces revers, le genre tout entier s’inscrit dans un nouvel élan dont résultent des bouleversements esthétiques profonds que cet ouvrage entend cartographier. La scène rap contemporaine entre dès lors dans un nouvel âge d’or, marqué par l’auto-tune, l’inspiration américaine et le recours constant à une forme de littérature décentrée. 

Rap, trap, auto-tune, « ce qui fait tournant »

Bettina Ghio explique dès l’introduction de son ouvrage que le « tournant » qu’elle repère dans la grande machine du rap français dans les années 2010 est dû à deux phénomènes concomitants : la démocratisation de l’auto-tune ce qu’elle nomme le phénomène « trap », et le « logiciel de correction vocale qui fait disparaître les fausses notes », utilisé par Booba en 2008 sur son album 0.9, qui s’implante assez rapidement dans le paysage français. Si « Le Duc de Boulogne » est vivement critiqué pour l’utilisation de cet outil, il est très vite imité par un large spectre de la scène rap française et l’auto-tune s’avère aujourd’hui quasiment incontournable. Ce qui était au début considéré comme un gadget est désormais un instrument à part entière, qui a acquis une complexité nouvelle par la démocratisation de son utilisation. 

Dans le même temps, alors que la fin des années 90 marquait une « fin de cycle et [que] la crise de l’industrie du disque écras[ait] une nouvelle génération », c’est également l’adoption de la trap qui participe à la « vulgarisation de la pratique du rap. » En adoptant des rythmes simplifiés et répétitifs, la scène française apporte sa touche et réinvente un genre à part entière, littéraire et politique. 

https://zone-critique.com/critiques/les-inspirations-inavouees-poesie-du-rap-francais/

Les piliers et les losers font littérature 

C’est un ouvrage à valeur historique que nous offre Bettina Ghio et qui s’ouvre sur un rappel : les « grands piliers du rap français n’en ont pas fini avec la poésie. » Composant en reprenant des textes ou des chansons du « patrimoine national », diversifiant leurs productions, publiant des ouvrages recueils de leurs textes, JoeyStarr, IAM ou encore Oxmo Puccino témoignent depuis des années leur attachement à la matière littéraire. Dans le même temps, d’autres figures d’ « adultes » ou de « vétérans » du rap comme Kery James, Medine, Youssoupha et MC Solaar cultivent depuis les années 2010 un espace poétique et militant, tout en continuant à produire une matière rap. 

Cependant, face à l’idée que serait en train de se construire une dichotomie entre le rap « noble » et « littéraire » – puisque : depuis les années deux mille dix, de nombreux artistes rap s’affirment comme « littéraires » ou sont reconnus comme tels par les médias généralistes et culturels de référence – et un rap « vulgaire », « violent » ou encore « misogyne », cet ouvrage propose un renversement en élargissant le spectre de la littérarité. 

En effet, la matière littéraire ne relève pas uniquement du canon ou du classique, mais bien de toutes les formes de travail sur la langue, de convocation d’intertextualité, de construction de récits, d’esthétisation globale. Entre « explorations, inversions, distorsions, appropriations, [et] transmissions », toute une génération d’artistes réinvente ainsi ce qui fait littérature. Au sein du rap français depuis quelques années, « les phrases sont plus courtes, voire minimalistes et les mots et les sonorités acquièrent une force inattendue » ; ce qui apparaissait simple et vulgaire semble relever de la construction d’une forme de complexité qui décentre le fait littéraire. 

Gangsta politique

Chaque tentative de modification du langage relève du politique puisqu’elle fait vaciller des discours et des idées ancrées.

Au même titre qu’il ne saurait y avoir un rap littéraire face à un rap qui ne le serait pas, cet ouvrage détaille le fait qu’il n’existe pas d’un côté un rap politique et conscient valide, et de l’autre un rap inconscient ou déconnecté des réalités sociales. Bettina Ghio développe longuement l’exemple du rap de Booba  s’exprimant dans un français : « tordu, relâché, vulgaire » mais s’inscrivant une branche très précise du rap américain qui tout en renversant le : « fantasme de la supériorité blanche », s’impose comme une nouvelle stratégie artistique pour se raconter en tant que Noir dans le monde « raciste » des Blancs. Booba, loin de la transposition d’un phénomène, le réinvente pour renverser les clichés déterministes en réinventant une langue. 

À travers ses multiples mutations se construit donc un rap attentif à ce qu’il est, à ce qu’il écrit, à ce qui fait histoire ; un rap qui historicise son geste. Chaque tentative de modification du langage relève du politique puisqu’elle fait vaciller des discours et des idées ancrées, des récits globalisants et dominants. Dans ce sens, Bettina Ghio étudie deux phénomènes : la reprise et la parodie de discours politiques et éditoriaux ancrés dans une idéologie de droite, et le développement progressif des liens avec la pop culture (notamment la science-fiction, la fantasy et la récurrence de l’univers Marvel). Ce sont également des références qui permettent d’atteindre un large auditoire et de créer des réseaux d’intertextualité entre artistes. 

Dans un espace où « le rap français a construit son histoire et est devenu patrimoine culturel » et où il a “atteint l’idéal pop, aussi bien sur le plan artistique que commercial cet ouvrage s’affirme comme nécessaire à la compréhension de la multiplicité de ce genre, en offrant une panoplie de références qui permettent de mettre en perspective les textes, leurs artistes et leurs contextes. 

  • Bettina Ghio, À l’ammoniaque, Le Mot Et Le Reste, 2024.

Pour retrouver l’intégralité de notre dossier consacré au rap :

https://zone-critique.com/critiques/le-rap-est-il-lavenir-de-la-poesie/


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