En janvier 2024, Bertrand Belin confiait à Zone Critique : « J’ai un travail en cours, qui traite justement de la question de la falsification de la mémoire, ou en tout cas de l’illusion d’exactitude concernant la mémoire. C’est un récit à la première personne. ». Un an plus tard, exactement, il nous revient avec La Figure, texte que l’on a bien du mal à classer parmi la myriade de genres littéraires qui existent de nos jours. Pour ne pas trahir les propres paroles de l’auteur, nous appellerons volontiers ce livre « conte biographique », expression qui en dit long sur l’expérience que s’apprête à faire le lecteur ; découvrons sans plus tarder cet animal curieux de la faune littéraire contemporaine.

Bertrand Belin s’est déjà illustré brillamment, dans des registres très différents : les présentations ont déjà été maintes fois faites, mais une de plus ne fera pas grand mal. Compositeur-interprète, musicien, comédien, acteur, écrivain : l’homme vogue entre différents continents artistiques dont le dénominateur commun demeure les mots. Avec La Figure, c’est la page blanche qu’il couvre de lettres, pour nous conter – et non pas nous raconter – une sorte de monde en fragments, jalonné de souvenirs d’enfance. Belin parle de « conte autobiographique » : nous touchons avec cette expression géniale le cœur de ce qui façonne l’unicité, l’originalité, et l’audace du texte qu’il propose. Souvent, et, peut-être même systémiquement, l’autobiographie, l’autofiction, enfin ; ce que nous nommons aujourd’hui très vaguement l’« écriture de l’intime », prend des tons sombres, gris souris, et charrient, de façon latente ou patente, un certain pathos. Du moins, en ce qui concerne les autobiographies les plus simples et les moins cisaillées dans la langue (nous excluons donc Proust, Sartre, Sarraute, etc.) ; à savoir, donc, les plus nombreuses dans les rayons de nos librairies actuelles. Libre à ces individus de dire sans détour ni retenue les drames de leurs vies. Cependant, pour faire littérature, il ne suffit pas d’avoir une vie et une plume ; il faut en faire quelque chose. En tirer la substantifique moelle, et tailler dans le réel un écrin neuf, d’une forme toute singulière et inattendue, pour l’y loger et surprendre, dépayser le lecteur lorsqu’il sortira la tête hors des pages, une fois le récit achevé. Enfin ; un discours non pas articulé en autoroute plate, mais mise en forme, en relief, comme un récif de corail qui rebattrait les cartes de la parole polie et lisse pour en faire le lieu d’une expérience linguistique ; c’est-à-dire existentielle. C’est exactement ce à quoi atteint La Figure.
La mémoire, anti-mode d’emploi
Il saute aux yeux que La Figure est un récit tout entier bâti sur une remise en question radicale de ce que peut, voire doit, la mémoire ; non seulement mise en jeu dans la littérature, mais également et très simplement dans la vie quotidienne. Le matériau souvenir est pris, malaxé, déformé et reconfiguré non malgré l’auteur, mais selon sa volonté et son intention propres. C’est là le tour de force de La Figure : l’auteur ne se laisse pas bercer des illusions du passé, ne cherche pas à restituer un authentique qui pourrait précipiter le lecteur dans le gouffre envoûtant et fourbe du « vrai », mais bien davantage à le rendre attentif aux pièges de la mémoire qui englue la perception que nous avons de ce qui fut, et, partant, de ce qui est et de ce qui sera. Le narrateur du récit admet d’ailleurs de lui-même n’avoir aucun souvenir de certains événements qu’il est en train de relater, et qu’il se fie à ce qu’on lui a raconté, avouant par avance et sans aucune gêne les crevasses qui sillonnent sa mémoire. Outre ces oublis dévoilés, le récit lui-même assume, dans les arabesques mutines qu’esquissent ses digressions, qu’il n’est pas là pour restituer des faits, pour « établir un procès-verbal » (p. 20) de l’existence du narrateur. D’entrée de jeu, on se joue de nous ; ou bien, dirai-je, on nous invite à jouer ensemble dans le langage, lieu par excellence de la mémoire qui se dit et se veut révélée de façon grammaticalement impeccable, à grand renfort de mots-images censés convaincre de la véracité de ce que la logorrhée verbale déverse.
Le matériau souvenir est pris, malaxé, déformé et reconfiguré non malgré l’auteur, mais selon sa volonté et son intention propres.
Il est bien connu que le langage est le point de départ de l’absolue reconstitution de soi, dans la mesure où c’est à lui que l’on fait instinctivement confiance, plus qu’aux dessins, plus qu’aux photos muettes et vidéos tronquées. Là où tous ces media invitent immédiatement au doute, dans la mesure où ils s’exhibent d’emblée fragments, supercheries, apparences, la parole fait figure de sainte, puisqu’elle peut tout, d’un trait et linéairement, avouer. Elle est servante de l’âme, du moi, elle s’efface derrière ce que nous sommes. Enfin ; semble-t-il… Puisque c’est justement contre cette idée naïve que se dresse La Figure. Nous l’avons dit, le texte est un labyrinthe, au cœur duquel le lecteur rebrousse souvent chemin en avançant plus avant, au gré de la structure tortueuse de l’ouvrage où il a pénétré, pour s’acheminer vers d’autres chemins qui mènent eux-aussi à ce qui apparaît comme des impasses, des redites. On finit par faire l’expérience inédite d’un présent qui se fuit en vain, puisqu’il ne fait que ressasser, avancer par minimes variations, puisqu’il est toujours poursuivi et essoufflé par son maintenant. Ces pas hiératiques qui dessinent les méandres d’une enfance violente et perturbée sont ainsi habilement semés, de sorte à mettre en place une chorégraphie que le lecteur n’a pas d’autre choix que de suivre, perdant au fur et à mesure la certitude que la parole est gardienne du vrai. Il serait illusoire et naïf de croire que Belin perd la boule, qu’il laisse traîner sur ses feuillets une tentative désespérée de retracer le parcours de sa vie mouvementée, et qu’il prend au premier degré la relation de son existence. Bien au contraire, c’est avec légèreté et malice qu’il invite le lecteur à revenir sur ses certitudes quant au fonctionnement de la mémoire. Par la même occasion, il l’invite à découvrir ce qu’une existence vécue sur la durée porte de drames et de beauté, simultanément, contre l’idée que les traumatismes de l’enfance condamnent un individu à souffrir une tragédie, sans cesse renouvelée par le travail acharné des Parques aux doigts incurvés.
La Figure est un récit tout entier bâti sur une remise en question radicale de ce que peut, voire doit, la mémoire.
Le conte au service du sordide
Il demeure que La Figure fait état d’une situation familiale particulièrement violente, derrière toute la fantaisie qui se dégage du texte et qui rend le récit non pas supportable, mais intrigant et tout à fait déroutant. La déroute : voilà le mot qui, peut-être, décrit le plus exactement ce que l’on peut éprouver à la lecture d’une telle autobiographie, tant la tonalité tranche avec ce qui est révélé – l’alcoolisme et la violence physique d’un homme à l’égard de sa femme et de ses enfants, l’emprise du mari sur son épouse, la confrontation dès le plus jeune âge à la brutalité des hommes, la vie sous le joug d’un tyran domestique. Dans la continuité de cette volonté de mettre sur la sellette la mémoire, l’œuvre ne prend pas le parti de raconter ces vicissitudes de façon franche, directe, en allant tout droit à la description de scènes particulièrement graphiques et dérangeantes. En réalité, l’auteur s’est décidé pour le conte, comme il s’en explique dans plusieurs interventions médiatiques – lors de son entretien à la Maison de la poésie, par exemple. Le conte suppose une invention, une divagation et dérivation du fait brut, une interprétation de celui-ci qui le précipite dans le « merveilleux », c’est-à-dire dans l’in-croyable, dans ce que l’on ne peut sciemment pas croire, et qui fait appel vers un consentement à abandonner toute volonté de rencontrer un texte qui mimerait fidèlement – dans sa naïveté absolue – une vie. Si bien qu’il s’agit en réalité d’une invitation à croire, sur la modalité d’un jeu où le lecteur est conscient que ce qu’il lit n’est pas vérité, mais représentation de ce qui fut vérité, et où donc il doit déchiffrer ce qu’en revers crypte l’écriture hallucinée de l’auteur. Qui, en effet, pour croire qu’un enfant peut choisir, sans que ses parents ne s’en alarment, de ne pas vivre dans l’appartement familial et de rester planqué en bas de la résidence, accompagné d’un double avec lequel il est sans cesse en dialogue, cette « Figure », alter ego qui lui souffle, mi-ange, mi-diablotine, quoi penser et quoi faire ?
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On croit souvent que c’est en allant directement à l’exhibition des faits, de façon explicite, que l’on touchera au cœur son lecteur ; or, lorsque les souvenirs sont ceux d’un gamin meurtri – mais de toute personne, gaie ou malheureuse, à dire vrai – la chose se complexifie, comme nous avons pu le comprendre à la manière dont Belin inquiète la conception tranquille et confiante que nous entretenons à la mémoire. Ainsi, aborder le traumatisme de manière médiate est en réalité plus poignant, plus saillant, dans la mesure où l’imaginaire déployé, le travail stylistique demande un effort, un investissement de la part du lecteur pour pénétrer cette énigme grouillante et sombre que pose le récit. Le maniement virtuose du langage dont fait preuve Belin, de par la capacité qu’il possède à conter, dans un dialecte gonflé d’idiomes qu’il resémantise, déplace, assemble, en une manière de poésie continue, se présente comme la force majeure de cette possibilité de faire que le merveilleux dépasse le vrai, que le conte supplante le témoignage. L’hommage à la mère, la capacité à réfléchir dans la narration sans faire pour autant du récit un traité spéculatif sur la violence, la mémoire et l’enfance, sont autant d’éléments constitutifs de la beauté de ce livre, qui redessine les contours de l’autobiographie, autobiographie rendue conte, fantaisie, château bigarré. Car, en réalité, lorsqu’il en va de raconter sa vie, n’est-il pas vrai de conclure avec Belin : « Quel dur métier que vivre sans faire d’histoire » (p. 100) ?
- La Figure, Bertrand Belin, Éditions P.O.L, janvier 2025.
- Crédits photo : ©JOEL SAGET / AFP.
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