Perte des grands récits esthétiques, crise du Beau, utilitarisme à outrance et perte de sens, la postmodernité artistique que nous traversons ne manque pas de défis à relever. Fin critique d’un art contemporain devenu mercantile, Benjamin Olivennes se fait le défenseur des créateurs se plaçant dans la longue tradition classique figurative. Auteur de L’Autre Art Contemporain, l’essayiste revient pour Zone Critique sur ces problématiques actuelles.
Il est courant de qualifier notre époque de « postmoderne ». Comment définiriez-vous ce terme sur le plan artistique ?
On a parlé de postmoderne pour désigner la désorientation qui vient de ce que l’ère moderne (en art, l’art moderne) est épuisée et qu’on ne sait pas où aller. Mais c’est un terme un peu fourre-tout, qui peut désigner aussi bien des espèces de retour au classicisme (je pense à Philip Johnson en architecture), des parodies d’art moderne sur le mode ironique ou la prolongation et radicalisation du style moderne. C’est un mot que j’emploie peu.
La transgression a le vent en poupe dans les milieux intellectuels. Qu’est-ce que cela dit de notre rapport à la création ?
Des artistes qui transgressent pour nous faire voir le beau là où nous ne l’avions pas vu, on est passé aux artistes qui transgressent pour transgresser.
La transgression est un moyen, ou plutôt la créativité véritable peut avoir une part transgressive, innovante, décapante. L’erreur que nous faisons depuis une centaine d’années est de faire de la transgression une valeur en soi, et même la seule valeur. Des artistes qui transgressent pour nous faire voir le beau là où nous ne l’avions pas vu, on est passé aux artistes qui transgressent pour transgresser.
Une polémique a éclaté lors du festival de Cannes concernant une « marchandisation » supposée du cinéma français. Quelle est, d’après vous, l’incidence de l’économie néolibérale sur l’art ?
L’économie néolibérale, c’est le monde dans lequel on vit. L’art, c’est où ça doit être non pas la résistance au néolibéralisme, puisque la résistance est intégrée dans le processus de la marchandise, mais le pas de côté, le rappel qu’il existe autre chose sur terre que la consommation (quoique l’espace pour cet autre chose se rétrécisse chaque jour). Sur le courant du néolibéralisme, l’artiste mène sa barque comme il peut.
Notre époque semble s’acclimater à une forme de relativisme culturel selon lequel une paire de souliers vaut un Raphaël. Que répondre à ceux qui prétendent que le goût n’est que « le dégoût du goût des autres » (Bourdieu) ?
S’il y a des classiques, c’est qu’à un moment tout le monde peut se mettre d’accord. Bien sûr la liste des classiques, le canon comme on dit en anglais, évolue, il y a des additions et des retranchements. Mais il y a des choses qui durent remarquablement bien, et surtout nous continuons de penser qu’il y a des classiques. Shakespeare, Bach, Homère ne sont pas là parce qu’ils sont l’expression de la domination bourgeoise. Ils ont précédé la bourgeoisie et ils lui survivront.
Au fur et à mesure du temps, la question du rapport entre l’artiste et son œuvre semble de plus en plus présente. À quel point peut-on les séparer ?
Quand un enfant regarde un film ou lit un livre, il ne sait pas qui l’a fait. La personne de Walt Disney ne l’intéresse pas, en revanche il se demande si Robin des Bois va réussir à battre le shérif de Nottingham. C’est ça, l’art. La nuance que j’apporterais est que beaucoup d’œuvres d’art aujourd’hui sont autobiographiques ou autofictionnelles, donc on en vient à s’intéresser à l’auteur. Mais je ne m’intéresserais pas à la vie de Proust s’il n’y avait pas d’abord La Recherche.
Le lien entre morale et art se resserre de plus en plus. Que pensez-vous de ce phénomène grandissant ?
Question infinie. Je pense que l’art a toujours une dimension morale, mais sur le mode du questionnement moral, des problèmes de la vie morale. Ce qui se passe aujourd’hui est une confusion entre une œuvre d’art qui pose des problèmes moraux et une œuvre d’art qui serait correcte moralement de bout en bout, et donc se priverait de représenter l’hybris, le mal, les passions, dans toutes leurs vérités.
« Dekalog » : contes moraux d’un monde après Nietzsche
L’écologie préoccupe beaucoup nos contemporains. Y a-t-il un lien entre la tradition figurative que vous défendez et cette dernière ?
Il y en aurait un, mais pour l’expliquer il faudrait que je fasse un détour loin de l’écologie au sens politique le plus immédiat. Je crois que, confusément, dans l’aspiration écologique, il y a la conscience claire que nous vivons dans un monde qui nous sépare peu à peu du contact immédiat avec les choses, mettant entre elles et nous tout le fatras de la pensée calculante et de la technique. L’art, lui, peut nous garantir un accès au monde qui soit plus authentique.
Plongé dans le nihilisme, l’Homme postmoderne « ne croit plus » écrivait Lyotard. Dans quelle mesure « l’autre art contemporain » que vous promouvez peut lui faire retrouver la route du sens ?
Est-ce que l’art à lui seul peut nous « éduquer », « donner du sens » ? J’ai peur que la réponse soit négative. Il faudrait plutôt que nous ayons retrouvé collectivement un peu de sens pour nous mettre à produire et à célébrer un art de qualité. Sinon, l’art véritable et ses spectateurs resteront aux marges de notre société, avant d’être récupérés par elle quand elle aura besoin de nouveaux produits à vendre.
- Benjamin Olivennes, L’autre art contemporain, Grasset, 2021
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