Aurélien Barrau : « habiter la science en poète »

Pour qui est familier de l’engagement militant et écologiste d’Aurélien Barrau, son dernier livre L’Hypothèse K rappellera ses nombreuses conférences. Après Météorites, un recueil de poèmes paru en 2020, l’auteur s’intéresse cette fois au rôle de la science face à l’emballement technologique et au cataclysme écologique en cours. Il propose « l’hypothèse K » : si la technique se répand comme un cancer sur l’humanité, alors c’est notre manière même d’appréhender le monde qui doit être refondée. 

Aurélien Barrau

« Que les choses continuent comme avant, voilà la catastrophe. » Cette phrase de Walter Benjamin semble sous-tendre le propos du livre. Dans le premier chapitre « Bien sûr, bien sûr… », Barrau, comme à son habitude, énumère un nombre conséquent d’informations sur l’état actuel d’un écocide aux proportions qu’on peine à se figurer. Prérequis nécessaire et jamais assez répété. Partant de ce constat, l’auteur pose les deux points structurants de son essai. En premier lieu, un questionnement moral : ce qui est possible doit-il nécessairement être fait ? En d’autres termes : qu’est-ce qui est souhaitable ? Deuxièmement, une contradiction : user de la technique pour résoudre la catastrophe engendrée par l’usage exponentiel et dogmatique de cette même technique.

La science avance ainsi toujours en funambule.

D’un côté, elle est l’outil désigné pour quantifier et saisir ces phénomènes ; de l’autre, elle les perpétue lorsqu’elle demeure aveugle à l’usage que l’on fait d’elle. L’Hypothèse K propose donc un pas de côté, une suspension. 

Qu’un scientifique engage un processus d’auto-réflexion, qu’il pense sa place de chercheur au sein même des institutions, des pratiques et du débat public, voilà qui est bienvenu et concerne autant le citoyen – soumis par les médias au flot permanent de chiffres et au recours systématique à la science pour expliquer tout phénomène – ; que les chercheuses et chercheurs eux-mêmes, pris dans les rets d’une logique productiviste à l’université, y compris en sciences humaines. 

Il s’agit alors de rappeler ce qui a été oublié ou passé sous silence : la science occidentale et le positivisme n’ont qu’une place relative dans l’entendement que l’on a du monde, et n’offrent dès lors que des solutions parmi d’autres. En l’occurrence, la physique et l’ingénierie n’apporteront à l’effondrement du vivant que des réponses circonscrites à leur propre domaine, quand le recours aux arts ou à la philosophie est peut-être plus que jamais souhaitable. « Habiter la science en poète », ce serait appeler à la rescousse les forces de la réflexion et de la poésie pour alerter les consciences et, au premier chef, alerter la science de ses propres dangers. Surtout, si les acteurs scientifiques ne posent pas la question des fins de leur pratique, ils se trouvent alors nécessairement parties prenantes de l’appareil politico-économique qui use de la science pour déployer une logique mortifère à l’égard de la planète et donc de l’humanité. 

Libérer la science

Aurélien Barrau mesure cependant ce qu’il y aurait d’hypocrite à ne dresser qu’un portrait à charge d’une discipline qu’il pratique lui-même. Ce que suggère le chercheur, c’est de mettre la science en jachère, de lui offrir le luxe du vagabondage. De lui rendre son caractère enthousiasmant –  non pas dans une vue démiurgique ni de conquête, mais d’ouverture de sens. Car si la science a le pouvoir de justifier l’état actuel du monde, elle a aussi en partage avec la poésie celui de le faire vaciller, d’étendre les horizons de pensée, de suggérer de nouveaux regards. Jouissant de l’avantage insigne d’une légitimité a priori, elle peut contribuer à fonder de nouveaux paradigmes, à opérer le changement radical de perceptions nécessaires pour construire un monde radicalement autre, le seul qui soit à même non pas de résoudre soudainement le désastre écologique, mais d’éviter de le perpétuer et, parallèlement, de bâtir une vie meilleure. Les découvertes scientifiques ne doivent pas être considérées d’un point de vue utilitariste, inscrites dans la dynamique réductrice du progrès : en s’interrogeant sur le sens qu’elles prennent, elles peuvent participer à enrichir notre regard sur ce qui nous entoure.

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« Trahir l’inertie »

De là L’Hypothèse K, pour carcinome ; Barrau file la métaphore du cancer technologique pour mieux appréhender les solutions à lui opposer. Comme un cancer, la technologie et la science qui la soutient semblent s’être autonomisées du corps qui les abrite : l’humanité. À cette apparente indépendance s’ajoutent l’exponentielle multiplication et le caractère proprement létal de la technique. Dès lors, comme pour tout cancer, ce sont les causes qu’il faut éliminer, pas seulement les symptômes. Raisonner ainsi, c’est dès lors se heurter à l’inertie des individus prêts à s’associer en lobbies pour s’assurer la conservation d’un monde confortable auquel il ne faudrait apporter que des ajustements. Le techno-solutionnisme revient à vouloir traiter les cancers uniquement en inventant de nouvelles chimiothérapies. 

Or, si l’hypothèse est valide, alors il faut user de tous les arsenaux disponibles, dont la poésie et la science comme poésie pour éliminer la cause : notre incapacité à penser un autre monde.

La science n’interroge pas le privilège qui lui a été donné d’incarner la seule Raison valable.

Comme les autres domaines de l’intellection, elle n’est pourtant qu’un outil d’appréhension et donc de réduction du monde. C’est cette primauté omniprésente qu’Aurélien Barrau remet en cause. Ouvrir la science, la considérer à légitimité égale avec les autres formes d’entendement — laissant par là plus de place à l’art, au sacré, à la création collective — c’est travailler à bâtir une nouvelle sensibilité, plus accueillante, plus chorale, à même peut-être de nous sortir d’une humanité sclérosée et paradoxalement inhumaine.

  • Aurélien Barrau, L’Hypothèse K, Grasset, collection « Essais et documents », 2023

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