Raphaël Meltz

Raphaël Meltz, les contours invisibles

Le dernier livre de Raphaël Meltz, Après, est un MOC – Mystérieux Objet Céleste – dans le monde de la littérature du deuil. En effet, l’écrivain parvient à évoquer l’insondable éboulement intérieur d’une famille suite à la mort d’un des parents. En usant de la prosopopée, figure de style qui consiste à faire parler une personne décédée, Après donne la parole à Lucas, le père, victime d’un accident de la route. Le narrateur observe alors les siens survivre à sa disparition et assiste, impuissant, à la vie de sa femme et de leurs deux enfants privés de lui.

Lucas pose doucement sa main sur le front de sa femme, Roxane, en train de jouer du piano. Il est sur le départ. Lorsqu’il l’embrasse sur la nuque, elle sourit puis “fourre son nez dans son cou, sans cesser de jouer”. Ces quelques secondes apparemment banales sont finalement les plus cruelles : ce sont les dernières qu’ils partageront. Car Lucas ne reviendra jamais de sa petite échappée à vélo, à Cassis. Il n’ira d’ailleurs pas loin, puisqu’à quelques encablures de leur maison, son frein cède, une camionnette déboule et son corps est projeté. 

Si Lucas n’appartient plus au monde des vivants, il est encore quelque part. Il se tient là, dans cette béance, dans ce grand écart entre les vivants et les morts. Il est tout contre le monde mais sans pouvoir communiquer. Ce n’est pas un fantôme, il n’a pas non plus ressuscité. Raphaël Meltz évacue toute question religieuse, tout penchant surnaturel, c’est une expérience de pensée. Le récit se situe précisément dans l’anfractuosité créée par ces questionnements : si le défunt était quand même là, que verrait-il ? Qu’en penserait-il ? 

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La présence de l’absent 

Le récit est divisé en une minute / une heure / une semaine / un mois / une année, puis à “leurs vies”. À chaque espace temporel est lié un sens : goûter / toucher / sentir / entendre / voir, puis savoir. Et à mesure que le temps avance, Lucas perd accès à ses sens. Progressivement, par vagues successives, le monde des vivants lui échappe. Bientôt, il ne sent plus ses proches, puis ne les entend plus, jusqu’à ce que la vue se brouille, elle aussi.

Mais à la première minute de sa mortalité, le monde est vaste et sans pareil. Le monde vient à lui, il l’assaille même : “tout est plus détaillé, plus coloré, plus lumineux”. Tous ses sens sont surdéveloppés. De sa mémoire d’homme encore vivant, la vie ne lui a jamais paru aussi brillante. Et il y a dans l’écriture de l’auteur cette même précision, infime, jusqu’à réécrire des phrases encore plus courtes, comme ciselées. “Jamais il n’avait senti d’odeurs si précisément. Senti si précises les odeurs.” Alors que Lucas se tient dans l’entre-deux, sa présence au monde n’a jamais été aussi aiguisée.

Ceux qui restent

Lucas décèle chaque fractale, chaque relief des zestes d’un citron, il entend le parcours du vent dans les arbres. Il reconnaît les odeurs de sa femme jusque dans l’aura de ses pas. Cependant, il n’appartient plus à la vie des vivants et ses proches sont en deuil, atomisés par sa disparition. Il a donc sous les yeux Roxanne et ses enfants semi-orphelins, ravagés par la tristesse et en colère. Il assiste à la vie après lui, à l’effondrement de sa femme qui succombe à ses sanglots, se roulant en boule dans le canapé. Il sent ses larmes salées, “incandescentes” qui le font chavirer. Plus tard, sur le seuil de la salle de bain, il interroge sa position de voyeur – il se retourne quand elle sort de la douche – puis se demande : “Peut-on voir dans les gestes d’une femme quadragénaire se brossant les dents et qui vient de perdre son mari les marques de cette perte, de sa tristesse ?” Oui bien sûr qu’il le voit, dans la façon dont Roxanne fait “bouger latéralement et de haut en bas sa brosse à dents toute sa peine”.

Lucas écoute et regarde son fils Lorenz boxer pour annihiler l’incompréhensible douleur qui se répand dans son cerveau. Il sent ses larmes, à l’odeur plus pointue, plus acide que celles de Roxanne. Il est près de sa fille, Sofia, lorsque, en sortant de la boulangerie, une dame la bouscule, fait tomber son pain et la réprimande. Alors Sofia sort de ses gonds, explose et insulte la dame âgée. Lucas ne reconnaît pas sa fille, même s’il comprend mieux que quiconque que c’est à cause de sa mort qu’elle s’emporte ainsi. Puis, les larmes de Sofia qui se mélangent à l’odeur de la ratatouille surgelée consommée au dîner lorsqu’ils font corps, tous les trois, à partir de maintenant et pour toujours, sans lui. Lucas devient le témoin de la souffrance de sa femme et de ses enfants, contre laquelle il ne peut pas lutter. Alors il les regarde, les respire, les écoute avec le plus grand des amours. 

“Il y a aussi tout ce qui survient après coup car la vie continue, heureusement ou malheureusement, pour cette famille amputée.”

Phénomène crépusculaire

Au-delà des effets dévastateurs immédiats provoqués par le deuil, il y a aussi tout ce qui survient après coup et que Raphaël Meltz évoque également. Car la vie continue, heureusement ou malheureusement, pour cette famille amputée. Par exemple, il y a les soirées de couple où Roxane se force à aller mais où elle se cogne au silence de ses amis qui évitent de parler de Lucas, alors qu’elle n’attend que ça. Il y a Lorenzo, “frêle de l’adolescence et frêle du deuil”, qui ne peut supporter les remarques déplacées de ses copains sur la mort de son père. Il y a Sofia qui ne parvient pas à accepter qu’elle ne présentera jamais son amoureux à son père. Toutes ces douleurs, microscopiques pour ceux qui les regardent de loin, terriblement éprouvantes pour ceux qui les vivent, sont soigneusement portées par l’écriture de Raphaël Meltz.

Si les premiers jours de deuil sont proches d’une éruption volcanique, les mois qui suivent sont tels les panaches de débris et de cendres, ils modifient l’atmosphère. C’est d’ailleurs ce qu’a immortalisé le peintre Eduard Moritz Pechuel Loesche dans ses études de crépuscule, dont l’une d’elles recouvre le livre de sa cruelle douceur.

Dans ce tragique Après, l’auteur parvient à instiller de l’espoir. Car si l’image d’épinal du défunt toujours à nos côtés même s’il est décédé, peut vite tomber dans un certain pathos, elle trouve ici tout son sens. Elle se loge dans le creux du récit. L’amour infini vainc bel et bien la distance. On le retrouve de manière exacerbée dans cette scène où Lucas regarde Roxane mettre une chanson dans leur salon. Lucas a perdu l’ouïe, mais “sur le lecteur CD l’afficheur montre “13””. Lucas regarde Roxanne écouter cette chanson qui les fait se rejoindre et où le chanteur Christophe psalmodie :

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  • Après, Raphaël Meltz, Éditions Le Tripode, 2025.

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