Comment surmonter l’irréparable ? Peut-on jamais se réparer soi-même ? Dans son nouveau roman, Un petit miracle, Annie Ferret explore ces failles humaines. La narration, qui s’adresse au personnage principal avec l’usage de la deuxième personne du singulier, interpelle autant qu’elle enferme et projette le lecteur dans l’intimité de Juan, submergé par le poids d’un passé familial et personnel douloureux. Cette voix, individuelle mais pleine d’échos, déploie une histoire qui questionne les mécanismes de la mémoire, les limites de la foi et l’essence même de l’identité.

L’histoire suit un homme, Juan, profondément marqué par la mort tragique de son frère cadet, Juanito, et par un enchaînement d’événements bouleversants dans sa vie adulte. Le crash d’un avion auquel il échappe in extremis agit comme un catalyseur, plongeant Juan dans une spirale de culpabilité et d’introspection. Entre des flashbacks de son enfance, marqués par une figure paternelle autoritaire et une mère dévote, et son présent de père et de mari cherchant une voie de résilience, l’œuvre explore les blessures laissées par les attentes familiales, les échecs personnels et une foi vacillante. Le récit, ponctué d’interrogatoires kafkaïens et de moments d’humanité, est ainsi mené par une voix narrative qui interroge comme restitue les étapes de sa vie marquée par le traumatisme.
Vivre fragmenté par le poids du passé
La mémoire structure l’ensemble du récit et plus particulièrement la mémoire traumatique, car les instants du présent convoquent un souvenir douloureux ou une image enfouie. Juanito, frère cadet mort lors d’un jeu d’enfants, incarne ce poids du passé. « Aujourd’hui, tu savais que tu aurais dû l’arrêter, aller plus loin que de simples mots », constate la voix narrative, assignant au personnage principal une culpabilité qui, finalement, est le miroir de celle qui semble le hanter au quotidien, celle d’avoir été à l’origine du décès de son frère.
La mémoire ne suit aucune chronologie ; elle émerge par éclats, décuplant l’intensité émotionnelle de la narration.
Nous l’apprenons à ce moment clé de l’enfance de Juan, qui nous révèle une dynamique de défi et d’honneur au sein d’une bande d’enfants régie par les codes implicites de virilité et de rivalité. Lorsque Carlos lance l’injonction : « Vas-y, saute, si t’es cap’ ! Montre-nous que tu sais voler ! », une pression insoutenable s’abat sur Juanito, le poussant à affronter un danger évident. La chute qui s’ensuit, aboutissant à la mort brutale de l’enfant, marque un point de rupture irréversible car, rongé par l’impuissance et la culpabilité, il se reproche de n’avoir su protéger son frère. « Après l’impact du crâne éclaté de Juanito sur les rochers, le monde était devenu entièrement rouge. » Cette image d’une violence implacable cristallise le basculement du personnage dans un univers saturé de culpabilité. Le rouge mentionné ici incarne à la fois le sang versé, la douleur de la perte et la violence psychique qui l’habite désormais, rendant cette blessure intérieure insurmontable.
La mémoire ne suit aucune chronologie ; elle émerge par éclats, décuplant l’intensité émotionnelle de la narration. Profondément traumatique, elle se tapit dans les recoins les plus sombres de l’être, constituant la toile de fond de l’existence de Juan, irrémédiablement marqué par l’expérience précoce et brutale de la mort.
La chute sans fin : le crash aérien
Le crash d’avion au cœur du récit agit donc comme un catalyseur symbolique, cristallisant les tensions intérieures de Juan. En refusant d’embarquer, il échappe physiquement à la catastrophe, mais pas à son poids psychologique. « Les ailes de l’avion déployées comme les bras du Christ-Roi » décrivent une image saisissante, où la grâce divine se mêle à l’ironie tragique d’un désastre imminent. Cette description renforce la dualité entre l’espoir de protection divine et le chaos du monde réel. Le crash devient également une métaphore de l’effondrement personnel. La culpabilité de survivant, associée à la découverte que des « poupées à l’effigie de la Vierge » étaient dissimulées dans sa valise, amplifie l’absurdité kafkaïenne de sa situation. Ce détail grotesque traduit la façon dont le religieux, omniprésent dans sa vie, se retourne contre lui, ajoutant une dimension de jugement silencieux à son malheur. « Dire que tu les avais prises pour des poupées d’enfant ! » incarne cette tension entre l’innocence apparente et le poids accablant des symboles.
Le crash d’avion devient miroir de la déconstruction intérieure du personnage, où ciel et terre se confondent dans un vertige existentiel.
L’accident, bien qu’externe, déclenche un processus d’introspection violent car la perte de contrôle symbolisée par le crash, reflète son état intérieur : « Tu avais perdu connaissance. Quand tu étais revenu à toi, les mots… ne signifiaient plus rien. » Cette perte de sens témoigne d’un traumatisme ancré en l’être, empêchant à la mémoire et à la réalité de sortir d’une spirale d’angoisse. Ainsi, le crash d’avion devient miroir de la déconstruction intérieure du personnage, où ciel et terre se confondent dans un vertige existentiel.
Faire famille malgré la crise
Dans l’œuvre, la famille constitue à la fois une source de force et un noyau de tensions destructrices. La mère du Juan d’abord, dévote jusqu’à l’excès, oriente son affection et ses ambitions vers Juanito, le frère cadet. « Les bonnes paroles lui étaient réservées » souligne un déséquilibre affectif marquant, laissant le personnage principal en quête d’une reconnaissance qu’il ne reçoit jamais pleinement. Cette inégalité, ressentie dans l’enfance, se prolonge dans l’âge adulte à travers la manière dont il projette ses regrets et ses espoirs sur sa propre famille. Avec Mathilda, sa fille, la volonté de rompre avec le cycle des blessures familiales est palpable : « Tu avais demandé à Johanna de tout faire pour donner en ton absence des leçons de piano à Mathilda. » Ce geste traduit une tentative de transmission réparatrice, car l’éducation musicale devient une métaphore d’un lien parental apaisé et reconstitué.
La famille constitue à la fois une source de force et un noyau de tensions destructrices.
La relation entre Juan, sa femme Johanna et leur fille Mathilda incarne une forme de refuge, mais aussi une source de tensions sous-jacentes qui sont l’expression des blessures passées du personnage principal. Johanna, figure de stabilité discrète, porte à elle seule le poids du quotidien, mêlant résilience et endurance face aux absences et aux errances émotionnelles de son mari. Malgré les épreuves, elle demeure un ancrage, incarnant un amour fidèle et une foi obstinée en un avenir meilleur : « Mon mari sera bientôt à la maison », répète-t-elle, comme une litanie d’espoir face à l’incertitude.
Mathilda, quant à elle, la fille de Juan et de Johanna, symbolise une lueur dans l’obscurité. Son innocence et sa spontanéité contrastent avec le poids des regrets qui accablent son père. Cependant, cette famille reste marquée par des fractures émotionnelles. La culpabilité de Juan, liée à ses échecs et à son passé, nourrit une distance avec ses proches, bien qu’il les aime profondément. Johanna, consciente de ces failles, compense par sa patience et son rôle de pilier. Pourtant, cette dynamique asymétrique laisse transparaître une tension implicite : Johanna est le roc, mais à quel prix ? Cette relation illustre la complexité des liens familiaux, l’amour cohabite avec la douleur et l’espoir.
Prières, ère de la désillusion
La religion occupe une place capitale dans le récit, du fait de son caractère symbolique, mais aussi car elle est un prisme à travers lequel le personnage interprète ses épreuves. « Les ailes de l’avion déployées comme les bras du Christ-Roi, ouverts au firmament comme les pans du manteau de la Vierge avant le tremblement de terre. » L’image, magnifique et grandiose, relie la catastrophe aérienne à une iconographie religieuse tout en instaurant une tension entre protection divine et fatalité.
Cependant, bien qu’il ait été marqué par un héritage catholique lourd, Juan se heurte à sa propre incrédulité. Dans un moment de crise, il s’en prend violemment à Dieu : « Tu avais insulté Dieu. D’abord, parce que tu ne comprenais pas, ensuite, parce que la Vierge ne pouvait pas être responsable de tant de malheurs. » De fait, le désarroi face à l’inexplicable et au rôle ambivalent de la foi, à la fois source de réconfort et d’amertume, frappe par sa violence.
Le désarroi face à l’inexplicable et au rôle ambivalent de la foi, à la fois source de réconfort et d’amertume, frappe par sa violence.
Les références à la Vierge Marie, omniprésentes, participent de cette ambiguïté. « La robe des poupées était de ce bleu marial qui avait habillé ton enfance. » Cette évocation, à la fois tendre et teintée d’ironie, révèle le poids des symboles religieux dans la construction identitaire de Juan. Pourtant, ce même héritage devient une source d’interrogations douloureuses, la voix narrative venant à s’indigner que des poupées à l’effigie de la Vierge soient utilisées pour compromettre Juan : « Pourquoi t’es venu nous rapporter la drogue ? Qu’est-ce qui t’a pris ? »
Avec une écriture contagieuse, Annie Ferret nous fait parvenir une œuvre qui nous saisit, interpelle notre âme, questionne la foi et éclaire, dans toute sa complexité, l’expérience de la perte et du traumatisme.
- Annie Ferret, Un petit miracle, Éditions Project’îles, mai 2024.
- Crédits photo : ©Christian Ruault.
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