Anne Dufourmantelle : Le parti du rêve

Anne Dufourmantelle est une philosophe et psychanalyste française. Dans Intelligence du rêve, un essai paru en 2012 et réédité en mars 2024 par les Éditions Payot-Rivages, elle défend la puissance du songe face à la normalisation du monde et l’appauvrissement des imaginaires. De Platon à Jung, en passant par Descartes, la littérature médiévale ou encore les traditions mystiques,  aventurez-vous sur les territoires mouvants du rêve.

De la nuit, une autre vie surgit en nous, nous précède et nous traverse, abandonnant à notre mémoire des fragments d’existences possibles. Le rêve survient ainsi, sans avoir été convoqué et selon un mode de temporalité qui lui est propre. Appartenant au passé comme à l’avenir, se défiant du principe de non-contradiction, jouant du détail, goûtant la subversion des codes et des images qui sous-tendent notre rapport à la réalité, le génie onirique éclaire – à la manière d’un informateur sous régime de censure – une vérité jusqu’ici dérobée, un futur possible, craint et désiré :« Le rêve, en inversant tous les codes qui composent notre image du monde, parvient à révéler, dans une entreprise quichottesque, le désir qui secrètement nous soutient et arme nos vies. »

Car nos rêves nous connaissent mieux que nous-mêmes et nous rendent présente une part de notre intériorité – désir ou trauma – à laquelle nous n’avions pas accès. Il est des impasses intimes, des luttes intérieures face auxquelles la raison et le langage sont d’abord impuissants. Dans ces guerres qui se jouent en nous à notre insu, le rêve est notre premier allié, car il manifeste un élan vital vers la vérité qui redresse et guérit : « Il met à nu les combats larvés, l’angoisse térébrante, il expose l’hypocrisie des renoncements, les compromis redoutables et tourne en dérision – ou en cauchemar – nos désertions. ».   

Les promesses d’un rêve

Il nous faut prendre au sérieux cette connaissance souterraine de soi filtrée par le génie onirique

Il nous faut prendre au sérieux cette connaissance souterraine de soi filtrée par le génie onirique. Restituer le songe aux royaumes de la raison et du langage, le raconter, l’interpréter, le transformer en récit, voilà les tâches qui nous incombent pour écrire différemment notre histoire. Car, la nuit, ne se manifestent pas seulement des impasses, mais également des solutions. Le rêve est  en effet d’intelligence avec l’avenir, non en tant qu’il le prédit, mais à la manière d’une promesse : «  Il est un présage, non pas au sens d’une boule de cristal dans laquelle nous pourrions lire la portée de tel événement ou de telle personne dans notre vie, mais au sens littéral d’une annonciation – la gestation d’un monde à venir que nous portons déjà et dont les prémisses nous sont données dans l’énigmatique présence à nous-mêmes des rêves. »  Il existe ainsi de « grands rêves » capables de bouleverser une existence, de l’arracher aux périls redoutables – dépression, folie, violence – qui la guettent, de la délivrer du mal sournois qui la ronge en silence, en un mot de sauver. Écouter un rêve peut être une question de vie ou de mort.

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C’est en vertu de ce rapport au futur que de nombreuses traditions de pensée ont assimilé le rêve aux figures de l’annonciation ou de l’inspiration. Il pourra en effet être la voix secrète d’une conversion, ou la muse capricieuse d’un artiste. Comme le génie des contes, l’ange des Écritures, l’esprit des chamans ou le daimôn socratique, le rêve joue un rôle d’intercesseur entre le monde des vivants et un outre-monde mystérieux qui ne se dévoile que sous la forme d’une énigme donnant forme à l’avenir. : « Ces apparitions, on les a considérées comme des envoyés ou des messagers… elles font limite entre le monde donné et le monde qui vient : nouvelle, événement, catastrophe, révolution… Tout se passe comme si, face à l’évènement obscurément pressenti, une parole annonciatrice devait nous venir de plus haut pour pouvoir être entendue. »

Le rêve au défi de la postmodernité

Chargé d’un sens qui nous transcende, charriant avec lui les images et symboles d’un univers plus vaste que nous, le rêve a ainsi le pouvoir de transformer et d’enrichir notre vision du monde : « Il fait surgir sous les pas des villes inversées, des obliques dans un chemin réglé, des fugitives fenêtres, des ramures d’arbres parcourues d’animaux inconnus. » Ouvrant dans l’espace du réel de nouveaux horizons à notre pensée, il affûte le regard que nous portons sur la société, nous permet d’en détecter les angles morts, d’y voir à l’œuvre des mutations encore souterraines. À une époque où notre rapport au monde, aux autres, à nous-mêmes, est profondément bouleversé, il n’y a peut-être pas de messager plus lucide que le songe pour nous nous dire ce qui nous arrive sans nous abandonner à la nostalgie. 

Il est donc une réserve d’intelligence encore relativement préservée de l’appauvrissement des imaginaires, contrairement aux fantasmes, davantage exposés au bombardement des images :« L’entreprise de nivellement des esprits que requiert une économie mondialisée s’attaquera aussi à l’imaginaire, parce que là commence le travail de la liberté. On fantasmera pour vous. Vous n’aurez qu’à vous reposer sur les stéréotypes culturels et publicitaires de l’érotisation bon marché… ». Anne Dufourmantelle dresse ainsi un parallèle entre les deux terrains de jeu privilégiés de l’imaginaire. Là où le fantasme déploie ses atours au grand jour de notre conscience, le rêve échappe à notre vigilance et paradoxalement constitue un rempart encore insaisissable contre la normalisation progressive de l’existence humaine : « Le temps du rêve est celui seul sur lequel aucune puissance n’a de prise, il est une réserve de liberté perpétuelle.»

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Pourtant, la philosophe remarque que l’importance donnée au rêve et aux sérieux de l’analyse tendent à s’effacer devant les progrès des neurosciences qui déploient une conception uniquement matérialiste du cerveau : « La psychanalyse sera-t-elle prochainement reléguée au rang de mythologie par les neurosciences, comme il est annoncé par la démagogie scientiste et l’industrie pharmaceutique ? Continuera-t-elle à questionner les figures du désir ou cédera-t-elle aux marchands de sommeil artificiel le soin de nous guérir du rêve ? »  Si elle ne répond pas à la question du devenir du rêve dans une société transhumaniste, Anne Dufourmantelle en compose une défense érudite. Car l’espace du rêve sera toujours « un défi à la fermeture programmée des horizons illimités. »

  • Portrait d’Anne Dufourmantelle : DR
  • Anne Dufourmantelle, Intelligence du rêve, Payot-Rivage, réed. 2024.

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