Disparu en 2001, André du Bouchet laisse une œuvre de poète et de traducteur publiée, en grande partie, dans des revues ou catalogues d’exposition. L’Incohérence, un recueil composé par le poète lui-même à partir de ces parutions éparses, est réédité en mémoire de son anniversaire : en mars 2024, Du Bouchet aurait eu cent ans.
Tantôt sous-jacente, tantôt thématisée, une tension de fond parcourt l’écriture de Du Bouchet : celle d’un doute quant à la langue elle-même. Que peut la langue, en vérité ? Que ne peut-elle pas, et quelle erreur commettrait-elle dans sa prétention à dire ? Aussi le geste de l’auteur revient-il incessamment sur lui-même, occasionnant une suspension du vers, de la phrase et du poème. Tel est le risque constant : « une glose obscurcit ou éclaire. » Tronqués, inachevés ou sans amorce, les énoncés se déploient pour achopper ensuite, ou se dégagent malaisément du blanc de la page qui menace sans cesse de les engloutir. Aussi la métaphore de la gangue (gangue de glaise, gangue de matière ou de couleur) est-elle récurrente, désignant cet engluement de la parole dans un sens qui scinde, qui la sépare de son objet, la privant de toute immédiateté dans un déchirement perpétuel. « C’est, en avant de moi, sur ce décalage perceptible où ma tête à l’orée relève la solidité de sa gangue, même ouverture, même aveuglement – que je l’oublie ou non, d’un tenant… »
« Les mots, les murs sont emportés… », écrit Du Bouchet.
Pourtant, le « vouloir dire » persiste. Et dans le même temps, le poète se rêve en muet. Ce dilemme, s’il rend peut-être raison du titre du recueil, anime une écriture qui, en définitive, se sauve en s’inventant : celle qui saura s’inscrire dans l’interstice entre le noir et le blanc de la page, affirmant « j’interlettre ». Elle sera tantôt pourtour, tantôt matière ; tantôt montagne ; tantôt visage regardant la montagne. Instable, elle échappe à la fixité en se représentant dans sa propre gésine. Dans l’écart, mais sauvée des déchirures.
Parmi les peintres
Outre son œuvre de traduction, représentée dans ce recueil par les textes consacrés à Hölderlin et à Pasternak, Du Bouchet engage dans sa poésie un dialogue privilégié avec la peinture. Tal Coat, Bram van Velde, Michel Haas sont les peintres-compagnons de L’Incohérence. Admirés du poète, ils furent aussi ses collaborateurs pour la réalisation de livres d’artistes, ces livres créés à quatre mains où poèmes et œuvres plastiques mêlent leurs langages. Aux côtés de ces trois contemporains figure un autre artiste, Hercules Segers, graveur-peintre de la Renaissance néerlandaise. Ses paysages montagneux opposent verticalité et horizontalité dans une dynamique des lignes, « champ horizontal illimité avec lequel Segers rompt debout, strates après strates basculées debout : pêle-mêle », où le poète interroge son regard dans lequel s’opère, magique synthèse, l’union du paysage et du poème. Les lignes se joignent comme ligne de fuite et ligne du vers. Le « volume » est celui de l’espace dans le tableau et le livre lui-même, les « montagnes in-folio » présentent leur tranche où la neige pose son signet.
« La compacité du ciel sans étoiles : fendillement, aussitôt… »
Outre ces artistes auxquels Du Bouchet consacre des hommages poétiques, d’autres apparaissent au second plan du recueil. Sont présents en filigrane Louis Bruzon et Louis Cordesse, dont les encres et pointes sèches accompagnèrent les textes « Sur un coin éclaté » et « Là, aux lèvres » dans les revues L’Éphémère et Argile. Présence enfin, comme l’inévitable hantise des artistes qui lui succédèrent, de Cézanne, figure tutélaire du peintre absolu :
« Mais Cézanne, ici, n’est qu’une façon éprouvée d’envisager peindre. »
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Écrire dans l’entre-deux :
Ainsi ce recueil, dans sa disparate, offre-t-il l’aperçu ample d’une poétique inquiète.
À croiser ces doubles trajectoires, ces rencontres et ces dialogues, on entre grâce à cette lecture dans une époque d’intense collaboration des artistes au cours de laquelle, de revues en galeries, se nouaient de féconds échanges. Du Bouchet en fut – tout en ménageant, dans son écriture, l’espace plus secret d’une conversation anachronique avec des poètes et peintres d’autres temps. Ainsi de Segers, de Cézanne, mais aussi de Novalis et de Hölderlin.
La difficile conciliation du mot et de l’image peinte, du poème et de la sensation est un thème essentiel de L’Incohérence, mais qui trouve aussi sa paradoxale compensation dans une écriture du nœud, du carrefour, d’une possible union du langage poétique et de son objet. Les textes de Du Bouchet prennent place dans une communauté de création, où la parole s’accomplit dans ces dialogues avec la langue étrangère, mais aussi avec la couleur, la toile, la matière : « … aussi compacte que la planche fendue dans le sens de son fil – parole en place. »
Poète traducteur (outre de Hölderlin, de Pasternak, Joyce et Faulkner, de Mandelstam ou encore de Shakespeare), Du Bouchet se situe bien dans un entre-deux linguistique, culturel et artistique. Cet entre-deux est la clef de sa poétique tendue entre hésitation et vouloir-dire, entre silence et parole, entre écriture et peinture.
« Le muet – parvenu à l’extrémité des lèvres, doit prononcer. »
Ainsi ce recueil, offre-t-il l’aperçu ample d’une poétique inquiète, mais maintenue dans une dynamique propre par sa force d’interrogation et ses croisements avec d’autres œuvres. Si elle peut paraître sinueuse, la trajectoire de Du Bouchet n’en est que plus aventureuse, explorant le langage comme un sentier de montagne, quêtant dans les visages le mot dissimulé. Chaque inflexion découvre un chemin différent ; chaque revirement, un nouveau possible, ainsi que l’écrit le poète : « Je me détourne pour être de face, à nouveau. »
- André du Bouchet, L’Incohérence, Paris, Gallimard, « NRF », 2024
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