Michel Houellebecq : le monde comme supermarché et comme déréliction

Si Michel Houellebecq est l’une des dernières étoiles de la littérature française, c’est peut-être en raison de la critique du libéralisme qui se déploie dans toute son œuvre et dont il faut comprendre la mesure. Trop souvent réduit à sa posture d’écrivain cynique et désabusé, les écrits de Houellebecq enregistrent pourtant les oscillations d’une société dont les structures sociales, économiques et religieuses sont pulvérisées.

« Toute société a ses points de moindre résistance, ses plaies. Mettez le doigt sur la plaie, et appuyez bien fort. Creusez les sujets dont personne ne veut entendre parler. L’envers du décor. Insistez sur la maladie, l’agonie, la laideur. Parlez de la mort, et de l’oubli. »
Rester vivant, de Michel Houellebecq

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Dans Rester vivant, Houellebecq s’attache à penser les fonctions du poète. Loin d’être un mage hugolien, ce dernier est davantage un insecte coprophage qui prospère à partir d’un corps social en décomposition. Les vers de Houellebecq se nourrissent ainsi de l’expérience du manque, du vide et du déclassement. Il ne s’agit plus de célébrer la beauté du monde ni même de transformer la boue en or mais plutôt de cartographier les impasses sociales. L’un de ses poèmes : « Chômage » tente de restituer l’épaisseur de l’ennui et la vacuité d’une vie chômée dans un monde où le travail est érigé en valeur absolue : « Oh ces après-midis, revenant au chômage / Repensant au loyer, méditation morose, / On a beau ne pas vivre, on prend quand même de l’âge / Et rien ne change à rien, ni l’été ni les choses ». Ce n’est pas l’oisiveté qui est condamnée ici mais l’absence de rentabilité de l’individu au chômage dont les méditations ne sont plus poétiques mais économiques.

Si Houellebecq a intitulé son anthologie poétique Non réconcilié, c’est peut-être une façon de désigner la rupture actée entre l’individu et la société, notamment produite par l’avènement du libéralisme. On trouve d’ailleurs des traces de cette conciliation impossible dans son recueil Le sens du combat : « Nous refusons l’idéologie libérale parce qu’elle est incapable de fournir un sens, une voie à la réconciliation de l’individu avec son semblable dans une communauté que l’on pourrait qualifier d’humaine. » Le capitalisme libéral ouvre des arènes économiques où le prix à payer en cas de défaite est la mort sociale. Certains vers de Rester vivant dressent le portrait d’un groupe de sans-abri se tenant à l’écart de la communauté des vivants : « Près des voitures blindées, la troupe des mendiants / Comme une flaque d’ombre / Glisse en se tortillant au milieu des décombres ».

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Désorienté, l’individu est jeté dans un monde où les rapports humains se dissolvent dans une liberté qui se construit en contradiction avec un projet d’unification sociale. Cette liberté propre au libéralisme réside dans la possibilité de pouvoir multiplier les interactions avec autrui, les interconnexions professionnelles sans que cela ne prête à conséquence. Les injonctions au mariage, les engagements professionnels sont de moins en moins puissants et les obligations sociales disparaissent au profit d’une apparence de liberté qui ne devient qu’un autre nom de la solitude. Extension du domaine de la lutte se présente ainsi comme un roman du désenchantement où toute relation sociale est vouée à l’échec : « De toute manière, on se revoit peu, de nos jours, même dans le cas où la relation démarre dans une ambiance enthousiaste. Bien sûr, on échange des numéros de téléphone mais on se rappelle en général peu ». L’importance de la valeur marchande tend à réifier le monde et inscrit le roman dans une filiation perecquienne. Ainsi, la description d’un cadre supérieur signale l’aspect matérialiste de la vie dans laquelle s’engluent Jérôme et Sylvie, le couple sans histoires des Choses : « Il a une montre Rolex, une veste en seersucker. Sa cravate est d’une longueur moyenne, et bien entendu il lit Les Échos. Non seulement il les lit mais il les dévore, comme si de cette lecture pouvait, soudain, dépendre le sens de sa vie. »

Le nouveau désordre affectif

Mais la critique du libéralisme menée par Houellebecq n’est pas uniquement d’ordre économique : elle est aussi affective. Le capitalisme a imposé le culte de l’efficacité économique et de la performance. L’avènement de ce nouvel individualisme c’est la fragmentation des rapports amoureux et la libéralisation des corps. Houellebecq explore et décrit cette porosité entre le domaine économique et sexuel dès le début des années 1990, notamment à travers l’étude des lignes dédiées aux échanges sexuels sur le Minitel. Il observe dans une nouvelle intitulée Prise de contrôle sur Numéris la façon dont les participants encodent leurs identités et leurs aspirations dans une série de chiffres. Une femme désireuse d’entretenir une relation avec un homme se décrit ainsi de cette façon : « 165CM 58KG 90TP 300KF 125QI ». La mention du salaire devient essentielle, fait partie intégrante de la description de l’individu. L’individu moderne est réduit à une valeur d’échange, il est dénué de toute contrainte affective et se donne comme quantifiable, prêt à entrer sur le marché de la séduction. Déjà, dans son essai sur Lovecraft, Contre le monde, contre la vie, Houellebecq ébauchait cette réflexion : « Le libéralisme s’est étendu du domaine économique au domaine sexuel. Toutes les fictions sentimentales ont volé en éclats. La pureté, la chasteté, la fidélité, la décence sont devenus des stigmates ridicules. La valeur d’un être humain se mesure aujourd’hui par son efficacité économique et son potentiel érotique. »

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Cet état des choses et se retrouve dans la plupart des romans de Houellebecq. Le tourisme de masse devient ainsi un point d’articulation entre le transport et le commerce des corps. L’offre « Aphrodite » proposée par Valérie et Michel, cadres dans une importante société de voyages et protagonistes du roman Plateforme, illustre cette tendance. Cette formule au nom évocateur est une tentative de systématiser le tourisme sexuel en profitant de la misère sexuelle et affective des Occidentaux et de l’extrême pauvreté des habitants du Tiers-Monde qui seraient prêts à vendre leurs corps. Une nouvelle de Houellebecq, Lanzarote, issue du recueil éponyme retrace les errances d’un touriste sur cette île des Canaries choisie précisément des vacanciers en raison de son caractère anhistorique. Rapidement, il est envahi par l’angoisse et la vacuité dont il tente de se libérer avec plus ou moins de succès par des dérivatifs d’ordre sexuel. Le touriste mène ainsi un combat incessant contre l’ennui schopenhauerien tandis que les populations des destinations exotiques sont plongées dans une lutte sans fin contre la souffrance du besoin.

Désorienté, l’individu est jeté dans un monde où les rapports humains se dissolvent dans une liberté qui se construit en contradiction avec un projet d’unification sociale.

Dans cette optique du libéralisme sans frein, le touriste est celui qui, sous couvert de sa quête d’exotisme, n’est perçu qu’à travers son pouvoir d’achat, et in fine comme une marchandise. Dans Approche du désarroi, titre qui sonne comme un décalque de Cioran, Houellebecq réifie le touriste pour en faire un individu interchangeable évoluant en milieu standardisé : « Un car de touriste, égaré par le lacis d’une signalisation exotique, dépose son chargement dans le quartier des banques de Ségovie, ou le centre d’affaire de Barcelone. » Le touriste est l’archétype de cet individu interchangeable, toujours vêtu de la même panoplie, se rendant dans les mêmes lieux, et animé des mêmes affects. Dans Soumission, la description d’une cohue de touristes se rendant à Rocamadour illustre les mouvements mécaniques de cette masse : « Le renouvellement permanent des touristes venus des quatre coins du monde qui se succédaient, tous un peu différents, tous un peu similaires, un caméscope à la main, pour parcourir avec ébahissement cet enchevêtrement de tours. » Chaque individu pense être singulier mais se confond dans l’uniformité.

Houellebecq, un lyrique contrarié ?

La déliquescence du monde provoquée par le libéralisme se traduit dans la narration. Souvent, les détracteurs de Houellebecq dénoncent la platitude de son écriture, la pauvreté de son style. En cela, ils n’ont pas entièrement tort, à ceci près que ce choix est délibéré. Houellebecq lui-même s’en explique dans Extension du domaine de la lutte : « Cet effacement progressif des relations humaines n’est pas sans poser certains problèmes au roman. […] La forme romanesque n’est pas conçue pour peindre l’indifférence, ni le néant ; il faudrait inventer une articulation plus plate, plus concise et plus morne. » La multiplication des noms de marque, du coût de la vie, du salaire de ses personnages, et de quantités de données factuelles ne sert pas uniquement à produire un effet de réel mais cherche plutôt à dévoiler l’inanité d’un monde régi par des flux financiers. Les intrigues de ses romans sont souvent lacunaires, et le récit s’achève sans véritable résolution. Pourtant, à plus d’un égard, Houellebecq n’est pas tant un cynique désabusé qu’un lyrique contrarié. Sa poésie présente les nombreuses modulations d’une voix qui ne cesse de s’interroger sur elle-même, comme nous rappelle le poète dans « Absence de durée limitée » : « Que pourrais-je dire qui ne me soit personnel ? ». De même, ses personnages de roman, même les plus médiocres, semblent habités, ou du moins hantés, par une forme de transcendance. Perdus dans un monde dont ils appréhendent les signes avec difficulté, ils se heurtent à toutes les impasses de la modernité malgré un fort désir de conciliation. Les dernières lignes d’Extension du domaine de la lutte, dans une réécriture parodique de l’aube rimbaldienne illustrent ce désarroi : « Elle n’aura pas lieu, la fusion sublime ; le but de la vie est manqué. Il est deux heures de l’après-midi. »

Le touriste est l’archétype de cet individu interchangeable, toujours vêtu de la même panoplie

Houellebecq cartographie ainsi un monde déstructuré par l’économie de marché, par la libéralisation des corps et la fragmentation du lien social. Le culte de l’individu tend à exacerber les instincts délétères de la nature humaine : « Structure moléculaire, philosophie du moi / Et l’absurde destin des derniers architectes ; / La société pourrit, se décompose en secte : / Chantons l’alléluia pour le retour du roi ». Le dernier vers vient ici clore le poème comme une pointe. La seule façon de restaurer l’alliance perdue entre l’individu et la société serait précisément de renouer avec un destin collectif, avec une morale capable d’encercler les désirs de l’individu ; en somme avec l’Église. Pourtant, ce retour du religieux semble impossible. Dans Soumission, le narrateur en déshérence essaie de trouver un réconfort dans la religion. Il se rend à Rocamadour, à la fois lieu de pèlerinage religieux et site touristique, et se tourne vers la Vierge noire en espérant une grâce qui ne vient pas : « La Vierge attendait dans l’ombre, calme et immarcescible. Elle possédait la suzeraineté, elle possédait la puissance, mais peu à peu je sentais que je perdais contact. Au bout d’une demi-heure je me relevai, définitivement déserté par l’Esprit, réduit à mon corps endommagé, périssable, et je redescendis tristement les marches en direction du parking ». Ici, la chute n’est pas seulement spirituelle mais également stylistique. À la solennité de la Vierge répond la trivialité du parking.

Article écrit pour la revue papier numéro 1 de Zone Critique sur la crise sociale. Vous pouvez vous procurer ce numéro en format PDF ici.

RÉFÉRENCES

• Houellebecq, Michel, H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie, Monaco, Rocher, 1991.
• Houellebecq, Michel, Extension du domaine de la lutte, Paris, Maurice Nadeau, 1994.
• Houellebecq, Michel, Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, Paris, Flammarion, 1997.
• Houellebecq, Michel, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998.
• Houellebecq, Michel, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001.
• Houellebecq, Michel, Non réconcilié. Anthologie personnelle, Paris, Gallimard, 2014.