Amadou Barry

Amadou Barry : l’important, c’est l’atterrissage

Voici un premier roman qui fait dresser l’oreille. Avec Journal d’un exilé, Amadou Barry apporte une contribution convaincante aux défis sociopolitiques actuels. Sans fard, ni pitié, il raconte dans une langue dénuée d’ambages les colères et les violences autant que l’espoir et l’amitié de ceux qui sont condamnés à vivre ailleurs. 

Comment faire parler celui qui n’a pas voix au chapitre ? La problématique n’est pas nouvelle. Elle semble même inhérente à tout un pan de la production littéraire. Nombreux sont les écrivains ayant cherché à y remédier. Si je pense d’abord à Céline, Kourouma et Zaimoğlu c’est parce que – nous le verrons – chacun de ces trois auteurs proposent une approche en résonance avec le texte d’Amadou Barry. 

Sobrement intitulé Journal d’un exilé, celui-ci donne la parole à un narrateur qui malgré un bagage culturel ressenti comme limité ne s’interdit pas de témoigner : « Je n’ai ni de diplôme ni formation professionnelle. Mais je sais parler votre langue, je veux parler avec mes mots » annonce-t-il d’emblée, dans un mélange de bravade et de défi. 

Depuis les marges

D’abord, l’insertion volontaire dans ce genre littéraire, riche en tradition, qu’est le journal ; non pas au sens mondain et intimiste du terme tel que le concevaient les frères Goncourt, mais dans une acceptation plus ouvertement en rupture avec la société bourgeoise dominante. L’idée étant en l’occurrence moins de dévoiler les dessous douteux d’une façade sociale rigoureusement entretenue, que de rappeler l’existence des laissés-pour compte, de rendre visible les exclus de la société, d’écouter ceux et celles relégués aux marges. On songe évidemment au Journal du voleur de Genet. 

Chez Barry ce choix générique qui aurait allègrement permis de multiplier les tons et les registres, d’alterner entre souvenir du passé et description du présent n’est en revanche que partiellement assumé. À quelques rares exceptions près – je pense au retour sur les circonstances qui ont poussé au départ le narrateur – Journal d’un exilé suit une linéarité en phase avec le roman traditionnel d’inspiration balzacienne. 

En toute modestie

De même, la hantise du diplôme ou plutôt l’insistance répétée sur l’absence de celui-ci peut à son tour apparaître comme un paradoxe. Tout au long du récit, le narrateur met en avant ses limites intellectuelles ainsi que sa prétendue incapacité de manier correctement l’outil langue. Comme si la prise de parole ne serait légitime qu’à partir d’un certain niveau d’étude ou de connaissances. Il y a vingt ans, La Véritable histoire d’Ertan Ongun du trop peu lu Feridun Zaimoğlu avait pourtant fourni la preuve du contraire.

« Mon ami venait de me tirer d’un combat où j’étais seul contre tous. Il parlait comme s’il lisait un livre dont il était l’auteur. Il n’argumentait pas, il était en train de clore la discussion ; avec des mots […] qu’utilisent les diplômés. » Ce qui perce ici, c’est la vieille idée socialiste d’une émancipation par le savoir, préalable à toute ascension sociale. Le narrateur n’est pourtant pas inculte. Il maîtrise la langue bien mieux qu’il le prétend ; un peu comme le très jeune Birahima dans Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma que Barry cite à plusieurs reprises. Tant mieux, dira-t-on. Autrement on abandonnerait au bout de vingt pages. Ce qui serait une erreur.

L’idée est de rappeler l’existence des laissés-pour compte, de rendre visible les exclus de la société, d’écouter ceux et celles relégués aux marges.

Fidélité et générosité 

Enfin, Journal d’un exilé réussit au fil des pages à dépasser l’opposition, chère aux pamphlétistes d’hier comme d’aujourd’hui, d’un nous affrontant un vous. Le basculement s’opère entre les 34 chapitres qui forment le récit et son prologue. « [V]os cœurs sont durs comme des pierres, sinon, comment expliquez-vous ce bordel ? Que des exilés meurent dans vos rues, et que vous ne soyez pas là pour faire des marches blanches ? Pourtant, vous manifestez pour un oui ou pour un non, vous arrachez vos pavés pour un centime de plus sur le prix du gaz… ». Si le fond incite à la réflexion, le recours au je (comme chez Céline) aurait permis d’imposer une subjectivité d’autant plus féconde que la visée polémique du prologue se serait vue accentuée. 

Moins engagée et plus équilibrée, la partie principale narre quant à elle l’amitié de deux naufragés. Dramé (qui est fidèle) et Fodié (qui a du cœur) l’un et l’autre originaire d’Afrique subsaharienne ont échoué en périphérie d’une métropole sans nom, dans un pays non explicité, mais que l’on imagine être la France et les banlieues de sa capitale. Sans toit ni emploi fixe, dépourvus de papiers mais débrouillards, ils survivent dans la précarité, livrés aux vicissitudes de la rue : « Un tunnel, des tentes, des exilés, des espoirs bafoués. D’une extrémité à l’autre, il y avait deux entrées et deux sorties. Notre tente se trouvait à l’entrée nord pour celui qui venait de la nationale ». 

Dans les pas de Kourouma

« Il y avait un problème de confiance entre nous, une méfiance. Les habitants du tunnel ne se connaissaient pas, et ne voulaient pas se connaître. » Contrairement à ce qu’auraient pu laisser croire et le prologue et le choix de la perspective narrative, Journal d’un exilé multiplie les points de vue sur un sujet d’actualité aux enjeux multiples. Ainsi, les contraintes qui dans le texte ont pu pousser les différents personnages à l’exil, sont aussi nombreuses que la solidarité entre marginaux n’est qu’un leurre.

Tandis que certains imputent leur sort à la colonisation, d’autres mettent en avant des responsabilités plus tangibles : « – Je ne sais pas pour les autres, chacun parle de ce qu’il sait, mais moi, je n’ai pas fui une puissance étrangère. J’ai fui la dictature. Je connais des gens qui ont fui la guerre ou la misère, mais surtout des gens qui ont fui nos régimes dictatoriaux. Les nouveaux colons sont africains, ai-je ajouté pour me défendre. » Ce n’est probablement pas Kourouma qui le contredirait. 

  • Journal d’un exilé, Amadou Barry, Éditions Julliard, 2024.
  • Crédits photo : ©Astrid di Crollalanza.

Publié

dans

,

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire