Alain Damasio

Alain Damasio : la révolte par le rythme

Alain Damasio n’est pas un écrivain prolixe, ce qui peut étonner le lecteur de science-fiction dont la bibliothèque regorge souvent de livres jaunis édités à toute allure. Son œuvre ne comporte que trois romans et un recueil de nouvelles en une vingtaine d’années d’écriture, et pourtant il a réussi à dégager la littérature d’anticipation de sa gangue d’images poussiéreuses. Si La Zone du Dehors était encore empreinte d’une forme de lourdeur philosophique en dépit de qualités certaines, La Horde du Contrevent est un récit puissant qui repousse les limites de la narration — sûrement l’un des meilleurs romans français en ce début de XXIe siècle — et Les Furtifs propose une réflexion poétique et politique sur le langage.

La poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant

Arthur Rimbaud à Paul Demeny

La poétique de Damasio décloisonne l’imaginaire et se donne pour objectif de libérer notre puissance d’agir, d’interroger nos façons de vivre et de nous désenclaver d’une société toujours plus coercitive. Face à la multiplication des discours administratifs et normés, à la prolifération d’une langue technocratique qui use et abuse des mêmes éléments de langage, Damasio réinvente une façon d’écrire, une parole vivante, à même de rendre compte de la sensibilité de nos rythmes de vie, souvent écrasée par le poids des injonctions économiques.

La prose d’Alain Damasio ne cesse de bousculer et de heurter son lecteur : polyphonie narrative à la fois jaillissante et maîtrisée, accumulation de néologismes, usage de nouveaux systèmes d’écritures, emploi massif d’apocopes, d’aphérèses, d’anacoluthes et autres procédés barbares qui n’ont d’autres buts que de créer des systèmes de ruptures qui découpent le langage pour mieux le redessiner. En somme, Alain Damasio écrit des livres de combat qui proposent un contre-discours poétique et politique.

Le rythme désarticulé de la social-démocratie

À force de craindre le totalitarisme orwellien de 1984, on en vient à oublier le modèle plus insidieux dénoncé par Huxley dans Le Meilleur des mondes. Le despotisme étatique est sans cesse dénoncé tandis que l’influence toujours grandissante des industries du divertissement ne questionne plus. Nos modèles démocratiques se construisent autour du consensus et du confort, enfermant insidieusement le citoyen dans une toile dont il peine à s’extraire. L’essor du libéralisme favorise la libre-concurrence entre les individus et désagrège les liens sociaux. Les dystopies de Damasio présentent l’aboutissement de ce modèle économique qui dérègle les façons de vivre des habitants. Ainsi, la nouvelle Les Hauts Parleurs évoque un monde où le langage lui-même est privatisé, et où l’usage public des mots est régulé par un intérêt économique : « La “libéralisation des mots”, telle qu’elle fut présentée par les multinationales qui allaient en tirer profit, n’est (comme toute libéralisation), qu’un droit léonin auto-institué et auto-octroyé par ceux qui sauront en gérer intelligemment les abus ». Ici, la liberté économique opprime en l’absence de lois pour la réguler. Le capitalisme ne connaît pas le sens des mots mais seulement leur valeur marchande.

https://zone-critique.com/critiques/damasio-lan-2050-cauchemar-programme/

De même, Les Furtifs prend place dans un monde entièrement libéralisé qui redessine la façon de vivre des individus. L’État est en faillite, et les multinationales rachètent des villes entières qui sont ainsi soustraites à la gestion publique pour être gérées par des entreprises privées. Le paysage est entièrement redessiné à partir des clivages économiques, et les régions les plus pauvres sont délaissées par les réseaux de transport, devenant ainsi des marges : « Entre ces villes riches, drainant les meilleurs cerveaux et offrant la plus haute qualité de vie, le train fusait par bonds, comme s’il ne voulait pas voir Valence ou Vienne, Dijon ou Auxerre, Arras, Amiens ni rien du tout du Nord honni. Toutes ces cités moyennes, larguées sur la hit-list du tourisme, lâchées par un État en faillite, boudées par ce qui restait des régions, mais qui n’étaient pourtant pas assez pauvres ni assez petites pour s’effondrer enfin et entrer dans l’aventure des villes rachetées par leurs habitants ». L’accès au territoire n’est donc pas uniforme mais se voit déterminé par des impératifs économiques. Le réseau ferroviaire illustre les fractures sociales et dessine des frontières au lieu de créer une unité.

Le système libéral, poussé à son paroxysme, objective les corps qui deviennent des instruments du capital

Et ce qui se joue à l’échelle d’un pays se retrouve également d’un point de vue individuel. Les habitants doivent s’acquitter d’un forfait pour se déplacer au sein de la ville. Le forfait détermine aussi bien la vitesse de circulation que les zones dans lesquelles le citoyen a le droit de se rendre. Selon votre forfait, votre usage de la ville n’est pas le même. Le forfait privilège, réservé aux citoyens aisés, offre des déplacements sûrs, sans publicité, tandis que le forfait standard condamne les habitants les plus démunis à la lenteur et aux injonctions commerciales.

Le système libéral, poussé à son paroxysme, objective les corps qui deviennent des instruments du capital — ou qui sont réduits à un usage commercial. Ainsi, dans Les Furtifs, en guise de punition, les insurgés privés sont condamnés par des sociétés à des TIC, des « travaux d’intérêt commerciaux ». Lorca reconnaît une de ses camarades de lutte et décrit la façon dont son corps a été contraint par la punition : « Physiquement, sans sa voix précisément, je ne l’aurais pas reconnue. Elle avait les cheveux piégés dans la résille d’un chignon strict, un tailleur bleu dans lequel on sentait que son corps avait un mal fou à prendre ses aises ». Le dressage du corps est opéré par l’habit propre au travail qui doit être effectué, à savoir démarcher des gens pour vendre des produits. En bas de l’échelle sociale se trouve en effet un grand nombre d’individus qui errent dans les rues pour vendre désespérément une marque ou un produit et constituent une sorte de lumpenprolétariat nommé habilement « vendiant » ou « crochard ». Même lorsque l’individu atteint la déchéance finale, son existence est commercialisée.

Porosité de la réalité

La critique de Damasio adressée à la société dans Les Furtifs s’accompagne d’une réflexion sur la porosité entre virtualité et réalité, encouragée par des technologies toujours plus invasives. Dans ce monde dystopique, la plupart des individus choisissent de porter une bague qui leur permet de modifier à leur convenance le réel. Cette bague trace les individus, anticipe leurs désirs et propose à son utilisateur des services hors du commun pourvu qu’il accepte d’abdiquer toute notion de vie privée. La bague permet d’accéder à ce qui est appelé : « la réalité ultime », c’est-à-dire une réalité modifiable. Dans un parc, Lorca converse avec une mère qui explique l’aspect indispensable de cet artefact : « La bague, c’est comme une main. La perdre, c’est une amputation ! Enfin j’exagère, c’est une image ! J’imagine même pas comment mon fils réagirait s’il la perdait ! Vous savez comment c’est, avec la réalité ultime ? Maintenant, ils trimballent leur doudou partout dans l’espace, ils le voient partout avec eux. » Dès le plus jeune âge, les enfants sont conditionnés par cette bague à accéder à un univers virtuel qui se fond dans le réel. L’imaginaire des utilisateurs est ainsi colonisé par des interactions normatives et prévues par les développeurs du logiciel d’exploitation.

Ce système de fonctionnement dont nous pouvons deviner les prémices à travers la réalité augmentée est présenté de façon critique par Varech, philosophe dissident créé par Damasio dont la posture pourrait rappeler celle de Baudrillard, qui annonçait déjà une forme de disparition du réel à travers l’essor de la société numérique. Ainsi, les bagues qui permettent d’accéder à la « réul » seraient la manifestation absolue de l’individualisme, et le symbole d’une société obsédée par le contrôle : « On a rapproché les dispositifs de contrôle de nos corps et de nos esprits (…) Surtout, on a cherché des espaces où on serait irrémédiablement à l’abri. Présent mais hors d’atteinte. » Le contrôle s’est étendu à toutes les sphères de vie, aux ressources, aux déchets, à l’espace, et le réel apparaît comme le dernier lieu à coloniser ou à privatiser : « Le réel était pour eux le dernier noyau à briser parce que le réel c’est ce qui est commun. C’est ce qu’on partage tous nécessairement et sans privilège. Avec la réul (« réalité ultime »), le réel s’individualise enfin. (…) Le réel était l’ultime territoire collectif à envahir et à privatiser définitivement, la vitre derrière laquelle le social est en morceaux, éparpillé en tessons incompatibles. ». Cette disparition d’un espace commun est le dernier signe d’une société disloquée. Pourtant, Damasio n’émet pas simplement une critique de la société capitaliste mais s’attache à repenser des échappatoires politiques à travers une réflexion poétique.

Des utopies sociales

L’œuvre de Damasio, innervée par la philosophie de Foucault et de Deleuze, dévoile les mécanismes de contrôle qui régulent nos manières de vivre mais donne également corps à de nombreux mouvements de révolte. Ainsi, dans La Zone du Dehors Damasio laisse éclater une révolution générale qui donne naissance à de multiples sociétés autogérées, chacune proposant un système social indépendant : « En moins de trois mois sortirent ainsi de terre Magnitogorsk, Gomorrhe, Virevolte, Horville et Mirajeu, accompagnées d’une foultitude de petits villages et de hameaux indépendants qui suivaient leurs propres règles. » Chacune de ces cités possède une architecture en adéquation avec son projet social. On y trouve une ville à l’esthétique steampunk, une cité dévouée au plaisir, une autre qui se présente comme un pur modèle d’anarchie éclairée ou encore une ville entièrement dévouée au jeu de rôle. Pourtant, Damasio n’apparaît pas comme un simple idéaliste car il montre d’emblée les difficultés à maintenir de tels projets dans le temps. Après la première vague d’enthousiasme, certains projets périclitent ou sont gangrénés par des intérêts particuliers, comme pour illustrer les impasses auxquelles peuvent se heurter des modèles sociaux hors-normes.

Damasio prolonge et élargit cette réflexion dans Les Furtifs en proposant de nombreux modèles d’organisations collectives qui essaiment en marge du système central. Une microsociété balinaise jaillit ainsi sous la forme d’un archipel dans le delta du Rhône. La musique occupe une place primordiale au sein de ce clan, et Lorca en profite pour en faire un lieu d’expérimentation sociologique, et met en place un système participatif qu’il construit à partir de la culture balinaise. La vie s’organise, s’articule et trouve son rythme dans la collectivité : « L’interdépendance délibérée des tâches où l’on se rend sans cesse service, en réciprocité, favorisant l’entraide ; les amendes dosées en cas de manquement ; le principe des corvées communes pour l’irrigation ou pour la reconstruction sempiternelle des digues que le fleuve arasait. » Le tissu social est renforcé par ces tâches effectuées en commun et par les rites qui sont au cœur de la vie balinaise. À l’inverse de la vie en métropole où les corps des habitants sont contraints dans leurs horaires et leurs déplacements, les Balinais vivent en osmose sur leur territoire insulaire.

https://zone-critique.com/critiques/langage-furtifs-matiere-de-pensee/

De même, Damasio présente également un cas d’insurrection qui donne lieu à une vie en collectivité, tout entière construite autour d’une exigence de partage qui n’est pas sans rappeler l’expérience de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Saskia, l’une des protagonistes des Furtifs est d’emblée frappée par le corps de ces révoltés : « En vérité, ce qui me frappe le plus chez ces insurgés, c’est pas leurs idées (tout le monde peut croire à une idée) : c’est leur corps. Sa densité, la pression palpable sous la peau. Homme ou femme, trans, jeune fille ou vieux loup, ces corps sont foutrement vivants, habités. » Ils se donnent d’abord comme une puissance d’agir, comme toujours en mouvement. Par ailleurs, la vie en collectivité est ici non pas synonyme d’harmonie comme chez les Balinais mais davantage d’effervescence, de bouillonnement et de contradictions. Tout fonctionne par Assemblée générale et chaque point est sans cesse débattu, discuté et remis en question. Une AG est ainsi décrite de cette façon par Lorca : « Comme dans la plupart des assemblées “de fondation” que j’avais vécues dans les Communes autogérées — des AG toujours surinvesties affectivement, surexcitées même — j’ai retrouvé l’éclatement multipolaire habituel. Cette façon assez unique, plomb et or à la fois, qu’ont les radicaux de se diviser et de se subdiviser, à mesure de l’intensité des convictions qui nous fondent. » La parole circule, se répand, et reproduit une dynamique qui est celle de la vie. Les mots prononcés lors de ces AG possèdent une valeur performative, et entrent en contradiction complète avec le langage normé de l’administration.

Une parole vivante

Et c’est bien là tout l’enjeu de l’œuvre de Damasio : proposer un nouveau langage, non pas nécessairement pour dire le réel mais pour le transformer. La polyphonie narrative n’est pas seulement une façon de démultiplier les voix mais elle permet également de restituer la dynamique qui se terre au cœur de nos vies. Les personnages de Damasio se caractérisent tous par une identité stylistique. Les dizaines d’idiolectes présents dans ses romans s’articulent à la narration. Chaque lecteur garde en sa mémoire la vivacité de la parole de Caracole, immortalisée lors d’une joute oratoire dans La Horde du Contrevent ou encore la parole gutturale, lente et saccadée de Golgoth, le chef impitoyable de la horde. Par un jeu onomastique, l’identité des personnages se dessine déjà dans leurs noms, et on sent le vent souffler et les mots jouer lorsqu’on entend le nom de Caracole.

C’est bien là tout l’enjeu de l’œuvre de Damasio : proposer un nouveau langage, non pas nécessairement pour dire le réel mais pour le transformer

Ce même travail est à l’œuvre dans le dernier roman de Damasio. Le langage élaboré par les furtifs, ces créatures hybrides et mystérieuses, est un rêve linguistique de liberté absolue puisque leur parole n’est pas fixe mais se déploie littéralement et dans tous les sens. La caverne des furtifs offre ainsi un spectacle étonnant et illustre à quel point ces créatures ont le langage chevillé au corps : « C’est ici que se tient la bibliothèque sans rayonnage et sans livre des êtres qui ne savent qu’écrire en mouvement et pour qui écrire est inséparable d’un acte physique, inséparable d’un corps qui crayonne avec ses os, du bout d’un fémur cassé comme une craie. » La parole furtive fait partie intégrante de leur être, et les graphèmes utilisés pour retranscrire cette langue ne figent pas son sens mais proposent au contraire une multitude de significations. Le personnage de Lorca, semi-furtif portant le nom d’un poète, incarne cette liberté du langage qui se traduit dans les actes. En de rares occasions, l’action est retranscrite au conditionnel, ce temps de l’incertitude, de l’interstice, du potentiel et de l’irréel. Lors de ces instants de vivacité extrême, son langage lui-même se multiplie à travers des néologismes qui permettent de dire ou de désigner plusieurs choses à la fois : « Sur mon dos, je sentirais le canon du troisième flic, resté jusqu’ici à couvert à l’arrière du gourfon et qui aurait eu l’intellichance de ne pas allumettre son point laser, pour ne pas m’alester, qu’il eut crûtes. » Par exemple, le mot « intellichance » se présente comme une collusion langagière permettant de retranscrire deux états de la réalité.

Damasio écrit dans une langue virevoltante à laquelle il donne une dimension politique. Son œuvre dessine un monde en recomposition hanté par des discours contradictoires, des figures monstrueuses et des personnages sublimes. Les jeux sur le langage ne sont jamais gratuits mais illustrent une manière de se réapproprier notre langue, et à travers elle, nos vies. Comment rythmer notre existence ? Comment donner du swing à notre manière d’être ? Damasio nous apprend à apprivoiser le chaos, à apprécier la rupture et à repenser une grammaire politique. Peu à peu naît une œuvre tumultueuse aux irrégularités troublantes. Dans Les Haut-Parleurs, Damasio met en scène des personnages qui n’utilisent qu’un vocabulaire restreint pour laisser toute la place au rythme. Et c’est peut-être ce qui constitue la poétique de Damasio, et qu’on peut deviner à travers cette phrase : « D’un auteur qu’on aime, on ne se souvient pas forcément des plus beaux textes. Ceux qui restent vivants en nous le doivent à une affinité inexplicable avec certains rythmes furtifs qui nous traversent. »

Article écrit pour la revue papier numéro 1 de Zone Critique sur la crise sociale. Vous pouvez vous procurer ce numéro en format PDF ici.

RÉFÉRENCES

  • Damasio, Alain, La Horde du Contrevent, Clamart, La Volte, 2004.
  • Damasio, Alain, La Zone du Dehors, nouvelle version, Clamart, La Volte, 2007.
  • Damasio, Alain, Aucun souvenir assez solide, Clamart, La Volte, 2012.
  • Damasio, Alain, Les Furtifs, Clamart, La Volte, 2019.

Publié

dans

,

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire