Allie Rowbottom

Allie Rowbottom: Le Portrait de @annawrey 

A travers le portrait sans fard d’une étoile montante de l’influence à deux époques de sa vie, l’écrivaine américaine Allie Rowbottom porte un regard intransigeant mais jamais moralisateur sur le rapport de nos sociétés à l’image, potentialisé par l’omniprésence des réseaux sociaux. Aesthetica, paru chez Fayard dans une traduction percutante de Théophile Sersiron, est un roman implacable, dont la prose intelligente et ciselée raconte la quête d’indépendance ultra-moderne d’Anna, confinée dans le cadre carré des images Instagram et dans celui, plus symbolique, des exigences dictées par des homme qui, eux, n’ont pas peur de vieillir. 

2032. Anna, 35 ans, vendeuse dans une grande chaîne de produits de beauté, ancienne gloire d’Instagram plus ou moins tombée dans l’oubli, attend dans la suite d’un hôtel de Los Angeles de subir Aesthetica™, une procédure chirurgicale très risquée. L’objectif ? Retirer en une seule intervention toutes les modifications qu’elle a fait subir à son corps au cours des quinze dernières années. Elle s’apprête ainsi à re-découvrir son vrai visage, à la fois naturel et, par la force des choses, vieilli, ou tout du moins vieillissant. 

Pour nous permettre de comprendre cette décision radicale, Allie Rowbottom nous ramène en 2017. Anna, alors 19 ans, quitte son Texas natal et sa mère célibataire accro aux anti-douleurs pour la Californie et ses promesses digitales dorées. Elle y rencontre Jake, de dix ans son aîné, qui devient son compagnon et manager, et lui promet notoriété et fortune sous la forme de milliers de followers et de gros cachets. Alors qu’Anna grimpe les échelons de la célébrité Instagram à toute vitesse, exploitant avec adresse sa jeunesse et l’exposition de son corps, les enjeux deviennent de plus en plus importants, et les ressorts patriarcaux menacent sa liberté durement gagnée. 

Personnage en miroir

Anna, comme l’indique le palindrome de son nom, est un personnage en miroir. Elle est partagée entre deux époques, coincée en 2017 comme en 2032 dans l’espace liminal de son corps, dont elle s’échappe dans l’artificialité des images, seul refuge face à la violence bien réelle du monde qui l’entoure : 

“Mon profil à moi était si parfait qu’il en devenait parfois grotesque, mon corps photoshoppé, purgé de son sang, sa merde et sa sueur, de l’excitation propre à la présence de tous ces fluides à l’intérieur d’un corps gracieux.” (p. 78)

Entre roman d’apprentissage, récit édifiant et conte de fées cauchemardesque, Aesthetica dit la quête d’indépendance de toute une génération de femmes biberonnées aux images et à la pornographie, sommées d’être à la fois sexy et virginales, fortes mais soumises, audacieuses mais prudentes. La jeune Anna, habile émule de ses aînées multimillionnaires (avec Kim K comme cheffe de file), fait corps avec les codes qui ont accompagné son passage à l’âge adulte et représente un idéal de girlboss téméraire, jamais aveuglée par les ressorts prédateurs d’une industrie dont elle épouse l’ambiguïté. L’un des aspects les plus passionnants du roman est qu’Allie Rowbottom ne porte jamais de jugement moral sur son héroïne, sur ses choix ou sur sa manière de faire face aux situations dangereuses ou tragiques, toujours terriblement violentes, qui parsèment son parcours. 

Aesthetica dit la quête d’indépendance de toute une génération de femmes biberonnées aux images et à la pornographie, sommées d’être à la fois sexy et virginales, fortes mais soumises, audacieuses mais prudentes.

Car le corps qu’Anna essaie de se réapproprier en subissant Aesthetica™ est objet de prédation, celui d’une jeune femme devenue (à peine) adulte juste avant #MeToo, vampirisée par le miroir noir et glacé de son smartphone. Ainsi, chez Allie Rowbottom, la chair des femmes est toujours meurtrie par la maladie par exemple (celle de la mère d’Anna), ou encore par l’excès (de sport chez Leah, son amie d’enfance). Le premier passage qui se déroule en 2017 s’ouvre d’ailleurs sur une scène d’épilation du maillot aussi crue que féroce, et qui donne le ton du roman : 

“Un salon d’épilation quelconque à West Hollywood et mon corps à demi nu étendu sur une feuille de papier glacé. (…) Une douleur vive là où les poils s’étaient trouvés. Un trou hurlant dans lequel je me suis laissée glisser, les yeux fermés. Ce que je voulais. Un rituel féminin, cette douleur, mon aptitude à y résister. Je voulais pouvoir m’en plaindre avec des copines, comme de mes règles, le partager comme une blague secrète, la souffrance que demande un certain type de corps.” (p. 16)

Alors qu’elle parle de la métamorphose volontaire ou subie des corps, Allie Rowbottom court-circuite le récit attendu des rivalités féminines pour s’intéresser à la sororité, et aux formes aussi discrètes que tendres que celle-ci peut prendre, à l’abri d’un regard patriarcal qui s’empresse de mettre les femmes en concurrence :

“Leah, parfois secrète. Son corps, pourtant le jumeau imparfait du mien. La sueur sur sa peau, la sueur sur ma peau. Les nuits de notre enfance où l’on dormait dos à dos dans mon lit, sans espace entre nous, sans écran.” (p. 50)

Méditation sur le temps qui passe

Dans Aesthetica, de la rencontre des féminités découle celle de différents courants féministes. Si les combats d’Anna ne ressemblent pas à ceux menés par sa mère, qui peine d’ailleurs à comprendre la compatibilité de la vocation de sa fille avec une défense de l’égalité des sexes, le livre fait la part belle à une réflexion sur les notions de transmission et d’appropriation des luttes féministes dans le cadre d’écarts, voire de conflits intergénérationnels : “J’ai bien conscience que le choix est un pouvoir qu’il me revient d’exercer. Une prérogative féministe, post-féministe.” (p. 93)

En outre, puisque Aesthetica parle de corps féminin et de jeunesse, il parle aussi du temps qui passe, inarrêtable, en s’intéressant au caractère ambivalent des images et des réseaux sociaux, qui font à la fois le commerce du pérenne et du momentané. L’une des grandes forces du roman est cependant d’éviter avec intelligence l’écueil de la description stéréotypée d’une modernité online factice, en se gardant de tout discours totalisant ou caricatural. Au contraire, bien qu’Anna soit, en 2017 et en 2032 (avant et après l’écriture du roman, donc) tout autant produit qu’actrice, voire moteur de son époque, elle narre son parcours avec une distance et une conscience d’elle-même qui la rendent à capable de porter un regard lucide sur le monde qui l’entoure et sur sa propre trajectoire. Cette position privilégiée permet de faire apparaître, en filigrane de ce roman captivant, une réflexion fine, notamment sur le caractère transitoire des modes et l’aspect cyclique des tendances. 

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Cette méditation sur le temps qui passe se déploie avec férocité dans les autres thèmes abordés par le roman qui disent tous le rapport de nos sociétés à l’éphémère. Ainsi, l’autrice approche la plasticité des corps tant sous l’angle d’une chirurgie esthétique empouvoirante que sous celui de la maladie qui dépossède ou de l’abus qui force la dissociation. 

Elle décrit notamment avec beaucoup de justesse ce monde post-2020 où la jeunesse est plus que jamais transformée en marchandise, voire en monnaie d’échange. Visionnaire, Allie Rowbottom avait dès 2022 (date de parution du livre aux États-Unis) imaginé la fascination des réseaux pour le “naturel”, nouvelle injonction contradictoire imposée aux femmes qui, comme Anna, ont modifié leur corps à coup d’injections et de bistouri : 

“Aujourd’hui, après la pandémie, la dictature, la révolution anti-woke et tout ce qui a suivi, Instagram a été rendu presque obsolète par le truc d’après. L’application survit uniquement grâce aux vieux, aux influenceurs IA et aux créateurs de contenu mégacélèbres et multiplateformes comme Erin et Jake. Nous, les gens normaux, nous sommes censés avoir redépassé l’esthétique.” (p. 258)

D’une époque à l’autre, Anna se raconte et déconstruit le mythe de l’ingénue comme celui de la vamp à travers un récit honnête, émouvant et sans complaisance : 

“Autrefois, je m’étais crue capable de me servir du pouvoir, des gens qui le possédaient, les hommes, pour m’immuniser contre la mort. Je disposais des privilèges qui viennent avec la santé, la jeunesse et la peau blanche. Et d’une autre chose béante que je prenais pour de la beauté.” (p. 309)

Le regard qu’elle porte sur son parcours, des confins de l’adolescence à l’âge adulte, et sa complexité, son ambivalence, propulse un récit impénitent qui maintient le lecteur sur une corde raide du début à la fin. 

  • Aesthetica, Allie Rowbottom, Fayard, 2024
  • Crédit photo : Matthew Weinberger

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