Et si l’authenticité n’était plus qu’un mirage dans un monde où l’artifice règne en maître ? Avec Adore, Agathe Parmentier dissèque les tensions qui opposent liberté et enfermement, individualité et standardisation, sincérité et mise en scène de soi : Ezekiel et Ameko incarnent ces contradictions, chacun étant enfermé dans un système qui réduit l’individu à un rôle figé. L’intrigue, portée par des introspections vertigineuses, explore une quête de sens constamment entravée par la marchandisation des rêves, où l’individu vacille sous le poids des simulacres et des faux-semblants. Parmentier donne corps à des personnages qui s’échinent à exister dans un monde marqué par la négociation identitaire et la sincérité devenue un luxe.

Fort d’une polyphonie maîtrisée, Adore s’érige en autopsie d’une société pervertie par le culte de la performance et l’illusion du choix. Les trajectoires entremêlées d’Ezekiel, adolescent désenchanté, et d’Ameko, jeune femme recluse depuis six mois, mettent à nu les tensions entre authenticité et spectacle, singularité et dissolution dans le collectif. Les personnages évoluent dans un univers qui fait de la douleur elle-même une ressource monnayable, des idoles, des produits standardisés, manufacturés à la chaîne pour alimenter l’appétit insatiable d’un public en quête d’évasion.
La narration excelle donc dans l’exploration des mécanismes d’aliénation qui façonnent aussi bien l’industrie culturelle que les rapports humains, traquant les fractures invisibles qu’elles creusent au cœur de l’intime. Régies par les paradoxes du désir contemporain, les illusions du bonheur normé et les formes insoupçonnées de résistance surgissent là où tout semble voué à la marchandisation, jusqu’à l’âme elle-même. Pourquoi donc cette jeune femme s’impose-t-elle la création de cette prison physique et psychique ?
S’enfermer pour se libérer
L’enfermement dans Adore n’est pas qu’un motif abstrait, il constitue un point de bascule narratif : l’intrigue démarre avec une décision radicale d’isolement volontaire. L’acte de se retrancher du monde traduit ici une incapacité à exister dans un système structuré autour de l’exploitation et de la surveillance. Cette tentative d’évasion est immédiatement mise en tension avec son impossibilité réelle : l’effacement n’ouvre pas de réelle porte de sortie.
Parmentier donne corps à des personnages qui s’échinent à exister dans un monde marqué par la négociation identitaire et la sincérité devenue un luxe.
Momoko illustre cette mécanique de disparition progressive. D’abord recluse, elle glisse peu à peu dans une forme de dissolution totale, marquée par son incapacité à maintenir un lien avec le réel : « Momoko, isolée, commence à sombrer psychologiquement. Une scène poignante la montre confrontée à Asimo, un robot perçu comme un substitut insensible et inquiétant à l’humanité qu’elle tente de préserver ». L’image du robot, figure sans affect, renvoie à sa propre dépossession, son enfermement mental s’accentuant jusqu’à l’anéantissement. Mais l’enfermement ne concerne pas qu’elle, notamment car il en devient systémique dans cette œuvre, inscrit dans les structures mêmes qui régissent les idoles. Dès l’enfance, ces dernières sont conditionnées à la soumission, réduites à des simulacres de perfection, incapables de s’extraire d’un rôle rigoureusement dicté : « Être parfaite, c’était mourir chaque jour un peu plus ». Ce constat expose la dépossession progressive de l’individu sous couvert de performance et d’idéalisme. L’enfermement volontaire est alors la seule issue possible, un dernier acte de contrôle sur un monde qui nie toute subjectivité : l’espace clos, qu’il s’agisse d’une chambre, d’un contrat ou d’un cadre médiatique, finit par absorber l’être, le digérer pour l’annihiler finalement.
Critique d’un monde de faux-semblants
L’ouverture du roman place le lecteur dans une Amérique fin de siècle, où une tension apocalyptique imprègne chaque aspect du quotidien. Cette impression ne découle pas seulement de l’angoisse millénariste ambiante, mais surtout du contexte familial oppressant dans lequel évolue Ezekiel, jeune protagoniste désabusé. Il grandit au sein des Byrd, une famille où la foi se mêle à la paranoïa, car les certitudes religieuses deviennent des dogmes inébranlables. L’attente de la fin du monde ne relève pas seulement d’un fantasme collectif, mais d’une véritable doctrine familiale, entretenue par des figures d’autorité qui prêchent l’effondrement imminent. La révélation « Ezekiel n’est pas dupe : la fin du monde n’aura pas lieu » résume sa posture : une lucidité corrosive face à l’absurdité des idéologies familiales et sociales. Ce cynisme, constamment alimenté par des détails satiriques, comme les « stocks de conserves et d’antispasmodiques », installe d’emblée un ton oscillant entre gravité et ironie. Le cadre domestique, notamment la maison des Byrd, est un microcosme qui rend la foi dévoyée et les dynamiques autoritaires étouffent tout élan d’authenticité.
La dimension critique s’intensifie avec des figures telles que Jerry Falwell, dont les prêches ne sont qu’une manifestation caricaturale de l’oppression religieuse. La rhétorique du pasteur, « glorifier l’Église, respecter la famille et les pouvoirs publics », se heurte à l’ironie mordante du texte, qui dénonce la réduction de l’individu à un rouage d’une idéologie collective.
Adolescence, ado en quête de sens
Ezekiel, personnage central, incarne une lutte constante contre les attentes normatives imposées par son milieu. Dans un environnement imprégné de religiosité conservatrice, il est censé adhérer à un modèle masculin hétérosexuel rigide, la virilité s’exprimant par la conformité aux codes du patriarcat et du fondamentalisme chrétien. La sexualité, encadrée par des injonctions morales strictes, ne doit exister que dans un cadre hétéronormé et reproductif. Ses contradictions s’expriment alors de manière particulièrement crue, notamment dans son rapport à son propre désir. Le passage « Il se branle devant le clip de Britney Spears » dévoile une ambivalence car fascination et rejet se mêlent, traduisant une haine de soi intériorisée dans un contexte hypercodé : la tension entre son aspiration à l’émancipation et son enfermement dans les schémas familiaux fait de lui une figure à la fois familière et profondément dérangeante.
Fort d’une polyphonie maîtrisée, Adore s’érige en autopsie d’une société pervertie par le culte de la performance et l’illusion du choix.
Le texte multiplie les références à des figures culturelles comme Tinky Winky, transformé ici en « symbole de la Gay Pride », pour illustrer les absurdités des controverses autour des normes de genre et de sexualité. Ces passages révèlent une critique incisive d’un monde qui instrumentalise les identités.
Ameko : une icône en éclats
L’intrigue bascule avec le destin d’Ameko, jeune femme confrontée aux injonctions contradictoires de l’industrie culturelle. Elle incarne une tension entre l’authenticité et la fabrication qui peut envahir jusqu’à la destruction, à l’emprisonnement volontaire. Le passage « Sa mère était destinée au monde du spectacle » traduit l’héritage familial oppressant auquel elle tente de se soustraire, tout en étant happée par les impératifs commerciaux. Sa trajectoire fait écho à celle d’Ezekiel, qui évolue lui aussi dans un cadre structuré par une autorité oppressante et des attentes normatives pesantes : tous deux sont pris au piège d’un système qu’ils n’ont pas choisi. Le poids du passé et des injonctions extérieures les enferme donc dans une existence qu’ils tentent, chacun à leur manière, de fuir. Alors qu’Ezekiel est écrasé par le dogme religieux et familial, Ameko subit l’idéologie de la performance et du spectacle.
Notons aussi que la trajectoire dans l’univers impitoyable de la pop japonaise illustre la déshumanisation systématique des idoles. Les termes comme « poupées de printemps » ou « projection fantasmée » renforcent cette critique d’une industrie car l’identité des artistes est effacée au profit d’une image construite pour satisfaire des attentes collectives. Le projet Divine Disgrace, avec son esthétique mélangeant pureté et fragilité, est ici le symbole d’une exploitation : même la douleur est transformée en produit de consommation. « Donner au spectateur ce qu’il demande », justifie Jun, le mentor ambigu, dans un pragmatisme étonnant.
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Ainsi, si leurs histoires semblent opposées – l’un refusant un avenir qu’on lui destine, l’autre s’efforçant d’en réchapper –, Ameko et Ezekiel incarnent deux faces d’une même aliénation et montrent que l’individu n’existe qu’à travers le rôle qu’on lui assigne.
Les tensions entre individualité et collectif
La narration excelle donc dans l’exploration des dynamiques de pouvoir, tant dans les relations personnelles que dans les structures sociales. Par exemple, la scène où Momoko observe des rituels funéraires japonais, marquée par « les reflets cuivrés, joyeux et apaisants » des objets hérités, est un moment de rupture : le passé se heurte à un présent vidé de sens. Ce contraste souligne l’aliénation des personnages, pris entre des traditions culturelles et des exigences modernes. D’autre part, la thématique de l’isolement numérique et de la connexion illusoire, notamment à travers le blog d’Ezekiel (adulterium.net), dévoile l’incapacité des personnages à établir des liens authentiques – « L’adolescent s’impose à travers ce canal » illustre ce paradoxe dans la mesure où le virtuel peut faire office de refuge autant que de piège.
L’intrigue explore une quête de sens constamment entravée par la marchandisation des rêves, où l’individu vacille sous le poids des simulacres et des faux-semblants.
Univers artificiel, perte individuelle
L’industrie culturelle est ici un espace de contrôle total du fait de la précision de chaque détail, du maquillage à la posture. De fait, la description des jeunes idoles, « cinq filles vêtues de blanc », insiste sur la déshumanisation imposée par ces codes : « Rien dans les mouvements… ne trahit une vie intérieure. » Cette artificialité, exacerbée par les exigences commerciales, renvoie à une société obsédée par la perfection superficielle, au détriment de la sincérité. Le roman déploie donc les tensions fondamentales qui opposent individualité et collectivité, authenticité et artifice, en les explorant avec une profondeur analytique : la narration s’aventure au cœur des dilemmes humains les plus intimes et universels que sont le désir, la douleur et la fragile possibilité de résistance dans un monde asphyxié par des normes aliénantes et standardisées.
Ce qui confère à l’œuvre sa puissance singulière, c’est son aptitude à conjuguer une universalité percutante à partir de la précision de la situation d’un personnage reclus et éloigné du monde. Le roman ne fait pas que représenter des personnages isolés : il déconstruit les mécanismes qui mènent à cet enfermement, qu’il soit social, psychologique ou physique. A la fois ultime résistance et piège définitif, la réclusion est ici comparable à un point de non-retour qui enclenche la disparition de l’individu, soit par choix, soit par contrainte. Les personnages, complexes et profondément incarnés, ne reflètent pas que les fractures de notre époque et plus particulièrement des industries culturelles qui sont régies par le désir de pouvoir ; ils en deviennent alors les vecteurs critiques, transformant le roman en un miroir aussi implacable qu’inspirant, interrogeant sans relâche ce que signifie, aujourd’hui, tenter d’être humain, ou tenter de l’être, au milieu d’artifices – finalement se retirer du monde ne garantirait pas la pleine liberté des corps et des consciences.
- Adore, Agathe Parmentier, Éditions, janvier 2025.
- Crédit photo : ©Zanartphoto.
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